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– Il existe des documents historiques ?

– L'histoire officielle, sourit amèrement le colonel, est celle qu'écrivent les vainqueurs. Selon l'histoire officielle, les hommes comme moi n'existent pas. Non, sous l'épisode de la charrette il y a autre chose. Le noyau secret se transfère dans un centre tranquille et de là commence à constituer son réseau clandestin. C'est de cette évidence que moi je suis parti. Depuis des années, avant la guerre encore, je me demandais toujours où avaient fini ces frères en héroïsme. Quand je me suis retiré dans le privé, j'ai enfin décidé de chercher une piste. Parce qu'en France s'était passée la fuite de la charrette, en France je devais trouver le lieu de la réunion originelle du noyau clandestin. Où ? »

Il avait le sens du théâtre. Belbo et moi voulions maintenant savoir où. Nous ne trouvâmes rien de mieux à dire que : « Dites.

– Je vous le dis. Où naissent les Templiers ? D'où vient Hugues de Payns ? De la Champagne, près de Troyes. Et en Champagne, Hugues de Champagne gouverne, qui les rejoindra quelques années après, en 1125, à Jérusalem. Puis il revient chez lui et il semble bien qu'il se mette en contact avec l'abbé de Cîteaux, et qu'il l'aide à commencer dans son monastère la lecture et la traduction de certains textes hébreux. Pensez un peu, les rabbins de la haute Bourgogne se voient invités à Cîteaux, par les bénédictins blancs, et de qui ? de saint Bernard, pour étudier Dieu sait quels textes que Hugues a trouvés en Palestine. Et Hugues offre aux moines de saint Bernard une forêt, à Bar-sur-Aube, où s'élèvera Clairvaux. Et que fait saint Bernard ?

– Il devient le défenseur des Templiers, dis-je.

– Et pourquoi ? Mais savez-vous qu'il rend les Templiers plus puissants que les bénédictins ? Qu'il interdit aux bénédictins de recevoir des terres et des maisons en cadeau et que les terres et les maisons, il les fait donner aux Templiers ? Avez-vous jamais vu la Forêt d'Orient près de Troyes ? Une chose immense, une commanderie après l'autre. Et pendant ce temps, en Palestine les chevaliers ne combattent pas, vous le savez ? Ils s'installent dans le Temple, et au lieu de tuer les musulmans ils se lient d'amitié avec eux. Ils prennent contact avec leurs initiés. Bref, saint Bernard, avec l'appui économique des comtes de Champagne, constitue un ordre qui, en Terre sainte, entre en rapport avec les sectes secrètes arabes et juives. Une direction inconnue planifie les croisades pour faire vivre l'Ordre, et non le contraire, et forme un réseau de pouvoir qui se soustrait à la juridiction royale... Moi je ne suis pas un homme de science, je suis un homme d'action. Au lieu de faire trop de conjectures, j'ai fait ce que tant de chercheurs, trop verbeux, n'ont jamais fait. Je suis allé là où les Templiers venaient et où ils avaient leur base depuis deux siècles, où ils pouvaient nager comme des poissons dans l'eau...

– Le président Mao dit que le révolutionnaire doit être au milieu du peuple comme un poisson dans l'eau, dis-je.

– Calé, votre président. Les Templiers, qui préparaient une révolution bien plus grande que celle de vos communistes à col Mao...

– Ils n'ont plus de col.

– Non ? Tant pis pour eux. Les Templiers, disais-je, ne pouvaient pas ne pas chercher refuge en Champagne. A Payns ? A Troyes ? Dans la Forêt d'Orient ? Non. Payns était un bourg avec quatre maisons qui se couraient après, et, au maximum à l'époque, peut-être un château. Troyes était une ville, trop de gens du roi alentour. La forêt, templière par définition, était le premier endroit où les gardes du roi seraient allés les chercher, comme ils le firent. Non : Provins, me dis-je. S'il y avait un lieu, ce devait être Provins ! »

– 18 –

Si de l'œil nous pouvions pénétrer et voir l'intérieur de la terre, de pôle à pôle, ou de nos pieds jusqu'aux antipodes, nous apercevrions avec horreur une masse épouvantablement percée de fissures et creusée de cavernes.

T. BURNET, Telluris Theoria Sacra, Amsterdam, Wolters, 1694, p. 38.

« Pourquoi Provins ?

– Jamais été à Provins ? Lieu magique, même aujourd'hui on le sent, allez-y, vous verrez. Lieu magique, encore tout parfumé de secrets. En attendant, au XIe siècle c'est le siège du comte de Champagne, et il reste zone franche où le pouvoir central ne peut fourrer le nez. Les Templiers y sont chez eux, aujourd'hui encore une rue porte leur nom. Églises, demeures, une forteresse qui domine toute la plaine, et de l'argent, les passages des marchands, les foires, la confusion où l'on peut se confondre. Mais surtout, et depuis les temps préhistoriques, des galeries. Un réseau de galeries qui s'étend sous toute la colline, véritables catacombes qu'on peut aujourd'hui encore en partie visiter. Des endroits où, si on se réunit en secret, et s'il y a incursion des ennemis, les conjurés peuvent s'éparpiller en quelques secondes, et Dieu sait où, et, s'ils ont une bonne connaissance des conduits, ils sont déjà sortis par on ne sait quel côté, ils sont rentrés du côté opposé, à pas feutrés comme des chats, et ils sont arrivés dans le dos des envahisseurs, et ils les liquident dans le noir. Mon Dieu, je vous l'assure, mes bons messieurs, ces galeries semblent faites pour les commandos, rapides et invisibles, on s'y glisse dans la nuit, poignard entre les dents, deux grenades aux poings, et les autres, pris dans la ratonnade, on les crève, bon Dieu ! »

Ses yeux brillaient. « Vous comprenez quelle cache fabuleuse peut être Provins ? Un noyau secret qui se réunit dans le sous-sol, et tous les gens du lieu qui se taisent s'ils voient. Les hommes du roi arrivent aussi à Provins, certes, ils arrêtent les Templiers qui se montrent à la surface, et les emmènent à Paris. Reynaud de Provins subit la torture mais ne parle pas. Selon le plan secret, c'est clair, il devait se faire arrêter pour laisser croire que Provins avait été amendée, mais il devait en même temps lancer un signal : Provins ne mollit pas. Provins, le lieu des nouveaux Templiers souterrains... Des galeries qui mènent d'édifice à édifice, on fait semblant d'entrer dans un dépôt de blé ou dans un entrepôt et on sort par une église. Des galeries construites avec piliers et voûtes en maçonnerie, chaque maison de la ville haute possède encore aujourd'hui une cave avec des voûtes en ogive, et il doit y en avoir plus de cent, chaque cave, que dis-je, chaque salle souterraine était l'entrée d'un de leurs conduits.

– Conjectures, fis-je.

– Non, monsieur Casaubon. Preuves. Vous n'avez pas vu les galeries de Provins. Des salles et des salles, au cœur de la terre, pleines de graffiti. Qui se trouvent, pour la plupart, dans ce que les spéléologues appellent alvéoles latérales. Ce sont des représentations hiératiques, d'origine druidique. Graffitées avant l'arrivée des Romains. César passait dessus, et c'est ici que se tramaient la résistance, le sortilège, le piège. Et il y a les symboles des Cathares, oui messieurs, les Cathares ne se trouvaient pas seulement dans le Midi, ceux du Midi ont été détruits, ceux de la Champagne ont survécu en secret et se réunissaient ici, dans ces catacombes de l'hérésie. Cent quatre-vingt-trois d'entre eux furent brûlés à la surface, et les autres survécurent ici. Les chroniques les taxaient de bougres et manichéens – quelle coïncidence ! les bougres étaient les bogomiles, Cathares d'origine bulgare, et le mot « bougre » ne vous dit rien ? Au départ il voulait dire sodomite, parce qu'on disait que les Cathares bulgares avaient ce petit vice... » Il émit un petit rire embarrassé. « Et qui se voit accusé de ce même petit vice ? Eux, les Templiers... Curieux, n'est-ce pas?

– Jusqu'à un certain point, dis-je ; en ces temps-là, si on voulait liquider un hérétique, on l'accusait de sodomie...