– Certes, et ne pensez pas que je pense moi que les Templiers... Allons donc, c'étaient des hommes d'armes, et nous, hommes d'armes, nous aimons les belles femmes ; même s'ils avaient prononcé leurs voeux, l'homme est homme. Mais je rappelle cela parce que je ne crois pas que ce soit un hasard si, dans un milieu templier, ont trouvé refuge des hérétiques cathares, et en tout cas c'est d'eux que les Templiers avaient appris comment se servir des souterrains.
– Mais au bout du compte, dit Belbo, vous n'avancez jusque-là que des hypothèses...
– Hypothèses de départ. Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je me suis mis à explorer Provins. Venons-en maintenant à l'histoire proprement dite. Au centre de Provins il y a un grand édifice gothique, la Grange-aux-Dîmes, et vous savez qu'un des points forts des Templiers était qu'ils recueillaient directement les dîmes sans devoir rien à l'État. Dessous, comme partout, un réseau de souterrains, aujourd'hui en très mauvais état. Bien ; alors que je fouillais dans les archives de Provins, il me tombe entre les mains un journal local de l'année 1894. On y raconte que deux dragons, les cavaliers Camille Laforgue de Tours et Edouard Ingolf de Pétersbourg (exactement : de Pétersbourg), visitaient quelques jours auparavant la Grange avec le gardien, et ils étaient descendus dans une des salles souterraines, au deuxième étage sous la surface du sol, quand le gardien, pour démontrer qu'il existait d'autres étages sous-jacents, frappa du pied par terre et des échos et des résonances se firent entendre. Le chroniqueur loue les hardis dragons qui se munissent de lanternes et de cordes, pénètrent dans Dieu sait quelles galeries comme des enfants dans une carrière, en rampant sur les coudes, et se glissent par de mystérieux conduits. Et ils arrivent, dit le journal, dans une grande salle, avec une belle cheminée, et un puits au milieu. Ils font descendre une corde avec une pierre au bout et découvrent que le puits a une profondeur de onze mètres... Ils reviennent une semaine après avec des cordes plus solides, et tandis que les deux autres tiennent la corde, Ingolf descend dans le puits et découvre une grande pièce aux murs de pierre, dix mètres sur dix, et d'une hauteur de cinq. A tour de rôle, les deux autres aussi descendent, et ils se rendent compte qu'ils sont au troisième étage sous la surface du sol, à trente mètres de profondeur. Ce que ces trois hommes font et voient dans cette salle, on l'ignore. Le chroniqueur avoue que quand il s'est rendu sur place pour vérifier, il n'a pas eu la force de suivre le même chemin dans le puits. L'histoire m'excita, et il me vint l'envie de visiter l'endroit. Mais de la fin du siècle passé à aujourd'hui, beaucoup de souterrains s'étaient écroulés, et si même ce puits avait jamais existé, qui sait où il se trouvait maintenant. Il me passa par l'esprit que les dragons avaient déniché quelque chose au troisième sous-sol. J'avais lu, et précisément ces jours-là, un livre sur le secret de Rennes-le-Château, encore une histoire où, d'une certaine manière, les Templiers sont de la partie. Un curé sans le sou et sans avenir s'avise d'effectuer la restauration d'une vieille église dans un petit bourg de deux cents âmes, il soulève une pierre du pavement du choeur et trouve un étui avec des manuscrits fort anciens, qu'il dit. Uniquement des manuscrits ? On ne sait trop ce qui se passe, mais dans les années qui suivent le curé devient immensément riche, brûle la chandelle par les deux bouts, vit dans la dissipation, subit un procès devant les tribunaux ecclésiastiques... Et si à l'un des dragons ou à tous les deux il était arrivé quelque chose de semblable ? Ingolf descend le premier, il trouve un objet précieux de dimensions réduites, le cache sous son blouson, remonte, ne dit rien aux deux autres... Bref, je suis têtu, et s'il n'en avait pas toujours été ainsi, j'aurais eu une vie différente. » De ses doigts il avait effleuré sa balafre. Puis il avait porté les mains à ses tempes, et, dans un mouvement vers sa nuque, il s'était assuré que ses cheveux adhéraient comme il faut.
« Je vais à Paris, aux téléphones de la poste centrale, et recherche systématiquement dans les Bottin de la France entière une famille Ingolf. J'en trouve une seule, à Auxerre, et j'écris en me présentant comme un chercheur dans le domaine archéologique. Deux semaines plus tard, je reçois la réponse d'une vieille sage-femme : c'est la fille de cet Ingolf, et elle est curieuse de savoir pourquoi je m'intéresse à lui, et même elle me demande si, pour l'amour de Dieu, je sais quelque chose au sujet de son père... Je le disais bien que derrière tout ça il y avait un mystère. Je me précipite à Auxerre, la demoiselle Ingolf vit dans une maisonnette toute recouverte de lierre, avec un petit portail de bois fermé par une ficelle et un clou. Une vieille demoiselle bien proprette, gentille, peu cultivée. Elle me demande aussitôt ce que je sais sur son père et je lui dis que je sais seulement qu'un jour il est descendu dans un souterrain, à Provins, et que je suis en train d'écrire un essai historique sur cette région. Elle tombe des nues, elle n'a jamais su que son père était allé à Provins. Il avait été dans les dragons, certes, mais il avait quitté le service en 95, avant sa naissance à elle. Il avait acheté cette maisonnette à Auxerre, et, en 98, il avait épousé une fille du coin, qui avait un petit pécule. Elle avait cinq ans quand sa mère était morte, en 1915. Quant à son père, il avait disparu en 1935. Littéralement disparu. Il était parti pour Paris, comme il le faisait au moins deux fois par an, et il n'avait plus donné de nouvelles. La gendarmerie locale avait télégraphié à Paris : volatilisé. Déclaration de mort présumée. Et comme ça notre demoiselle était restée seule et elle s'était mise à travailler, car l'héritage paternel n'allait pas très loin. Évidemment elle n'avait pas trouvé de mari, et, d'après les soupirs qu'elle poussa, il devait y avoir eu une histoire, la seule de sa vie, qui s'était mal terminée. " Et toujours avec cette angoisse, avec ce remords continuel, monsieur Ardenti, de ne rien savoir de mon pauvre papa, pas même où est sa tombe, si toutefois elle existe quelque part. " Elle avait envie de parler de lui : si tendre, si tranquille, méthodique et si cultivé. Il passait ses journées dans son petit studio, là-haut dans la mansarde, à lire et à écrire. Pour le reste, un petit coup de pioche dans le jardin et il taillait une petite bavette avec le pharmacien – désormais mort lui aussi. De temps en temps, comme elle l'avait dit, un voyage à Paris, pour affaires, c'était son expression. Mais il revenait toujours avec un paquet de livres. Son studio en était encore plein, elle voulut me les faire voir. Nous sommes montés. Une chambrette ordonnée et propre, que la demoiselle Ingolf époussetait encore une fois par semaine : pour sa maman, elle pouvait apporter des fleurs au cimetière ; pour son pauvre papa, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire. Tout comme il l'avait laissée, lui ; elle aurait aimé avoir poursuivi des études afin de pouvoir lire ces livres, mais c'étaient des choses en ancien français, en latin, en allemand, même en russe, parce que le papa était né et avait passé son enfance là-bas, il était le fils d'un fonctionnaire de l'ambassade de France. La bibliothèque contenait une centaine de volumes, la plupart (et j'exultai) sur le procès des Templiers, par exemple les Monumens historiques relatifs à la condamnation des chevaliers du Temple, de Raynouard, imprimé en 1813, une pièce d'antiquaire. Beaucoup de volumes sur des écritures secrètes, une véritable collection de cryptologue, quelques livres de paléographie et de diplomatique. Il y avait un registre avec de vieux comptes, et en le feuilletant j'ai trouvé une note qui m'a fait sursauter : elle concernait la vente d'un étui, sans autres précisions, et sans le nom de l'acquéreur. Point de chiffres mentionnés, mais la date était de l'année 1895, et, sitôt après, suivaient des comptes précis, le grand-livre d'un monsieur prudent qui administrait avec discernement son magot. Quelques notes sur l'acquisition de livres chez des antiquaires parisiens. La mécanique de l'histoire me devenait claire : Ingolf trouve dans la crypte un étui d'or incrusté de pierres précieuses, il n'hésite pas un instant, l'enfile dans son blouson, remonte et ne souffle mot à ses compagnons. Chez lui, il en extrait un parchemin, cela me paraît évident. Il va à Paris, contacte un antiquaire, un usurier, un collectionneur, et avec la vente de l'étui, même au rabais, il devient pour le moins aisé. Mais il fait davantage, il abandonne le service, se retire à la campagne et commence à acheter des livres et à étudier le parchemin. Sans doute y a-t-il déjà en lui le chercheur de trésors, autrement il ne serait pas descendu dans les souterrains à Provins, et il a probablement assez de culture pour décider qu'il peut déchiffrer tout seul ce qu'il a trouvé. Il travaille, tranquille, sans soucis, en bon monomane, durant plus de trente ans. Parle-t-il à quelqu'un de ses découvertes ? Qui sait. Le fait est qu'en 1935 il doit penser avoir bien avancé ou bien, au contraire, être arrivé à un point mort, parce qu'il décide de s'adresser à quelqu'un, soit pour lui dire ce qu'il sait soit pour se faire dire ce qu'il ne sait pas. Mais ce qu'il sait doit être si secret, et terrible, que le quelqu'un à qui il s'adresse le fait disparaître... Revenons à la mansarde. Pour l'instant, il fallait voir si Ingolf avait laissé quelque piste. J'ai dit à la bonne demoiselle que, peut-être, en examinant les livres de son père, je trouverais trace de sa découverte de Provins, et que dans mon essai je donnerais de lui un ample témoignage. Elle en fut enthousiaste, ah ! son pauvre papa, elle me dit que je pouvais rester tout l'après-midi et revenir le lendemain si c'était nécessaire, elle m'apporta un café, m'alluma les lampes et s'en retourna dans le jardin, me laissant maître de la place. La chambre avait des murs lisses et blancs, elle ne présentait pas de coffres, d'écrins, d'anfractuosités où je pusse fouiller, mais je n'ai rien négligé, j'ai regardé dessus, dessous et dedans les rares meubles, dans une armoire quasi vide avec quelques vêtements garnis seulement de naphtaline, j'ai retourné les trois ou quatre tableaux, des gravures de paysages. Je vous épargne les détails, je ne vous dis que ça : j'ai bien travaillé, le rembourrage des divans, on ne doit pas uniquement le tâter, il faut aussi y enfiler des aiguilles pour sentir si on ne rencontre pas de corps étrangers... »