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Je compris que le colonel n'avait pas fréquenté que des champs de bataille.

« Il me restait les livres, dans tous les cas il était bon que je relève les titres, et vérifie s'il n'y avait pas d'annotations dans les marges, des mots soulignés, quelques indices... Enfin, voilà que je prends maladroitement un vieux volume à la lourde reliure, il tombe : un feuillet écrit à la main en sort. D'après le type de papier quadrillé et d'après l'encre, il ne paraissait pas très vieux, il pouvait avoir été écrit dans les dernières années de vie d'Ingolf. Je le parcourus à peine, assez pour y lire une annotation en marge : " Provins 1894 ". Vous imaginerez mon émotion, la vague de sentiments qui m'a assailli... Je compris qu'Ingolf était allé à Paris avec le parchemin original, mais ce feuillet en constituait la copie. Je n'ai pas hésité. La demoiselle Ingolf avait épousseté ces livres pendant des années, mais elle n'avait jamais repéré ce feuillet, sinon elle m'en aurait parlé. Bien, elle continuerait à l'ignorer. Le monde se divise entre vaincus et vainqueurs. J'avais eu pour ma part mon compte de défaites, je devais maintenant saisir la victoire par les cheveux. Je fis glisser le feuillet dans ma poche. Je pris congé de la demoiselle en lui disant que je n'avais rien trouvé d'intéressant mais que je citerais son père, si j'écrivais quelque chose, et elle me bénit. Messieurs, un homme d'action, et brûlé par une passion comme celle qui me brûlait, ne doit pas se faire trop de scrupules devant la grisaille d'un être que le destin a désormais condamné.

– Ne vous justifiez pas, dit Belbo. Vous l'avez fait. A présent, dites.

– A présent, je vous montre à vous, messieurs, ce texte. Vous me permettrez de produire une photocopie. Non par défiance. Pour ne pas soumettre l'original à l'usure.

– Mais Ingolf ne détenait pas l'original, dis-je. C'était sa copie d'un présumé original.

– Monsieur Casaubon, quand les originaux n'existent plus, la dernière copie est l'original.

– Mais Ingolf pourrait avoir mal transcrit.

– Vous ne savez pas, vous, s'il en est ainsi. Et moi je sais que la transcription d'Ingolf dit la vérité, car je ne vois pas comment la vérité pourrait être différente. Par conséquent la copie d'Ingolf est l'original. Nous sommes d'accord sur ce point, ou on se met à faire des petits jeux d'intellectuels ?

– Je ne peux pas les souffrir, dit Belbo. Voyons votre copie originale. »

19

Depuis Beaujeu l'Ordre n'a jamais cessé un instant de subsister et nous connaissons depuis Aumont une suite ininterrompue des Grands Maîtres de l'Ordre jusqu'à nos jours et, si le nom et la résidence du véritable Grand Maître et des vrais Supérieurs, qui régissent l'Ordre et dirigent ses sublimes travaux aujourd'hui, est un mystère qui n'est connu que des vrais Illuminés, tenu à cet égard en secret impénétrable, c'est parce que l'heure de l'Ordre n'est pas encore venue et le temps n'est pas accompli...

Manuscrit de 1760, in G.A. SCHIFFMANN, Die Entstehung der Rittergrade in der Freimauerei um die Mitte des XVIII Jabrbunderts, Lipsia, Zechel, 1882, pp. 178-190.

Ce fut notre premier, lointain contact avec le Plan. Ce jour-là j'aurais pu être ailleurs. Si ce jour-là je n'avais pas été dans le bureau de Belbo, maintenant je serais... à Samarcande en train de vendre des graines de sésame, éditeur d'une collection en braille, directeur de la First National Bank sur la Terre de François-Joseph ? Les conditionnels contrefactuels sont toujours vrais parce que la prémisse est fausse. Mais ce jour j'étais là, et c'est pour cela qu'à présent je suis où je suis.

D'un geste théâtral, le colonel nous avait montré le feuillet. Je l'ai encore ici, au milieu de mes papiers, dans une chemise de plastique, plus jaune et délavé qu'il n'était alors, avec ce papier thermique qu'on utilisait dans ces années-là. Il y avait en réalité deux textes, le premier, serré, qui occupait la première moitié de la page, et le second, espacé dans ses versiculets mutilés...

Le premier texte était une sorte de litanie démoniaque, une parodie de langue sémitique :

Kuabris Defrabax Rexulon Ukkazaal Ukzaab Urpaefel Taculbain Habrak Hacoruin Maquafel Tebrain Hmcatuin Rokasor Himesor Argaabil Kaquaan Docrabax Reisaz Reisabrax Decaiquan Oiquaquil Zaitabor Qaxaop Dugraq Xaelobran Disaeda Magisuan Raitak Huidal Uscolda Arabaom Zipreus Mecrim Cosmae Duquifas, Rocarbis

« Ce n'est pas évident, observa Belbo.

– Non, n'est-ce pas ? acquiesça avec malice le colonel. Et j'y aurais perdu ma vie si un jour, presque par hasard, je n'avais trouvé sur l'éventaire d'un bouquiniste un livre consacré à Trithème et si mes yeux n'étaient tombés sur un de ses messages en chiffre : " Pamersiel Oshurmy Delmuson Thafloyn... " Je tenais une piste, je l'ai suivie jusqu'au bout. Trithème était pour moi un inconnu, mais je retrouvai à Paris une édition de sa Steganographia, hoc est ars per occultam scripturam animi sui voluntatem absentibus aperiendi certa, Francfort 1606. L'art d'ouvrir à travers une écriture occulte son esprit aux personnes éloignées. Personnage fascinant, ce Trithème. Abbé bénédictin de Spannheim, vivant entre le XVe et le XVIe siècle, un érudit, qui connaissait l'hébreu et le chaldéen, les langues orientales comme le tartare, en contact avec des théologiens, des kabbalistes, des alchimistes, certainement avec le grand Cornelius Agrippa de Nettesheim et peut-être avec Paracelse... Trithème masque ses révélations sur les écritures secrètes avec des fumisteries nécromantiques, il dit qu'il faut envoyer des messages chiffrés du type de celui que vous avez sous les yeux, et puis le destinataire devra évoquer des anges tels Pamersiel, Padiel, Dorothiel et ainsi de suite, qui l'aideront à comprendre le vrai message. Mais les exemples qu'il fournit sont souvent des messages militaires, et le livre est dédié au comte palatin et duc de Bavière Philippe, et il constitue un des premiers exemples de travail cryptographique sérieux, dignes de services secrets.