– Ça semble étrange, mais le commissaire ne le sait pas. Il paraît qu'ils ont trouvé mon nom et le rendez-vous d'hier marqués dans un carnet. Je crois que nous sommes leur unique piste. Que vous dire, allons-y. »
Nous appelâmes un taxi. Pendant le trajet Belbo me prit par le bras. « Casaubon, il s'agira sans doute d'une coïncidence. En tout cas, mon Dieu, j'ai peut-être un esprit tordu, mais dans mon coin on dit " mieux vaut ne jamais donner de noms "... Il y avait une comédie de Noël, en dialecte, que j'allais voir quand j'étais gamin, une farce pieuse, avec les bergers dont on ne comprenait pas s'ils habitaient à Bethléem ou tout près de Turin... Arrivent les rois mages et ils demandent au valet du berger comment s'appelle son maître et lui, il répond Gelindo. Quand Gelindo l'apprend, il se met à donner du bâton au valet parce que, dit-il, on ne met pas un nom à la disposition de n'importe qui... En tout cas, si vous êtes d'accord, le colonel ne nous a rien dit d'Ingolf et du message de Provins.
– Nous ne voulons pas faire la même fin qu'Ingolf, dis-je en tentant de sourire.
– Je vous le répète, c'est une bêtise. Mais, de certaines histoires, il vaut mieux se tenir loin. »
Je me dis d'accord, mais je restai troublé. En fin de compte j'étais un étudiant qui participait à des défilés, et une rencontre avec la police me mettait mal à l'aise. Nous arrivâmes au meublé. Pas des plus reluisants, loin du centre. On nous orienta tout de suite vers l'appartement – ainsi le qualifiait-on – du colonel Ardenti. Des agents dans les escaliers. On nous introduisit au numéro 27 (sept et deux, neuf, pensai-je) : chambre à coucher, entrée avec une petite table, kitchenette, petite salle de bains avec douche, sans rideau, par la porte entrouverte on ne voyait pas s'il y avait un bidet, mais dans un meublé de ce genre c'était probablement la première et unique commodité que les clients exigeaient. Ameublement insignifiant, pas beaucoup d'effets personnels, mais tous en grand désordre, quelqu'un avait fouillé en hâte dans les armoires et dans les valises. Peut-être avait-ce été la police, entre agents en civil et agents en uniforme je comptai une dizaine de personnes.
Un individu assez jeune aux cheveux assez longs vint à notre rencontre. « Je suis De Angelis. Professeur Belbo ? Professeur Casaubon ?
– Je ne suis pas professeur, je n'ai pas fini mes études.
– Étudiez, étudiez. Si vous ne passez pas votre licence, vous ne pourrez pas vous présenter aux concours pour entrer dans la police et vous ne savez pas ce que vous perdez. » Il avait l'air agacé. « Excusez-moi, mais nous allons tout de suite commencer par les préliminaires nécessaires. Voilà, ça c'est le passeport qui appartenait à l'habitant de cette pièce, enregistré comme colonel Ardenti. Vous le reconnaissez ?
– C'est lui, dit Belbo, mais aidez-moi à m'y reconnaître. Au téléphone, je n'ai pas compris s'il est mort ou si...
– J'aimerais tant que vous me le disiez, vous, dit De Angelis en faisant une grimace. Mais j'imagine que vous avez le droit d'en savoir un peu plus. Donc, monsieur Ardenti, ou le colonel Ardenti s'il y tenait, était descendu ici depuis quatre jours. Vous avez dû vous apercevoir que ce n'est pas le Grand Hôtel. Il y a le portier, qui va se coucher à onze heures parce que les clients ont une clef de la porte d'entrée, une ou deux femmes de chambre qui viennent le matin pour faire les chambres, et un vieil alcoolo qui fait office de porteur et monte à boire dans les chambres quand les clients sonnent. Alcoolo, j'insiste, et artérioscléreux : l'interroger a été un supplice. Le portier soutient qu'il a la manie des fantômes et a déjà filé la trouille à quelques clients. Hier soir, vers dix heures, le portier voit rentrer Ardenti en compagnie de deux personnes qu'il fait monter dans sa chambre. Ici, ils ne font pas gaffe si un client fait monter une bande de travestis, alors deux personnes normales... même si, d'après le portier, ils avaient un accent étranger. A dix heures et demie, Ardenti appelle le vieux et se fait apporter une bouteille de whisky, une d'eau minérale et trois verres. Vers une heure ou une heure et demie, le vieux entend sonner de la chambre 27, par à-coups, dit-il. Mais d'après l'état où on l'a trouvé ce matin, à cette heure-là il devait avoir éclusé pas mal de petits verres de quelque chose, et de la raide. Le vieux monte, frappe à la porte, on ne répond pas ; il ouvre avec le passe-partout, trouve tout en désordre, tel que c'est à présent, et le colonel sur le lit, les yeux exorbités et un fil de fer serré autour du cou. Il se précipite dans les escaliers, réveille le portier, aucun des deux n'a envie de remonter, ils sautent sur le téléphone mais la ligne semble coupée. Ce matin il marchait très bien, mais accordons-leur crédit. Alors le portier court vers la petite place au coin où il y a un téléphone à jetons, pour appeler le commissariat de police, tandis que le vieux se traîne du côté opposé, où habite un docteur. Bref, ils y mettent vingt minutes, reviennent, attendent en bas, tout effrayés, dans l'intervalle le docteur s'est habillé et arrive presque en même temps que la voiture panthère de la police. Ils montent au 27, et sur le lit il n'y a personne.
– Comment personne ? demanda Belbo.
– Point de cadavre. Le médecin s'en retourne chez lui et mes collègues ne trouvent que ce que vous voyez. Ils interrogent vieux et portier, avec les résultats que je vous ai dits. Où étaient passés les deux messieurs montés avec Ardenti à dix heures ? Qui sait, ils pouvaient être sortis entre onze heures et une heure et personne ne s'en serait aperçu. Ils étaient encore dans la chambre quand le vieux est entré ? Qui sait, lui il y est resté une minute, et il n'a regardé ni dans la kitchenette ni dans les cabinets. Ils peuvent être sortis alors que ces deux malheureux allaient chercher de l'aide, et en emportant avec eux un cadavre ? Ça ne serait pas impossible, parce qu'il y a un escalier extérieur qui finit dans la cour, et là on pourrait sortir par la porte d'entrée qui donne sur une rue latérale. Mais surtout, y avait-il vraiment un cadavre, ou le colonel s'en était-il allé, disons à minuit, avec les deux types, et le vieux a eu des visions ? Le portier répète que ce n'est pas la première fois qu'il a la berlue, il y a des années il a dit qu'il était tombé sur une cliente pendue nue, et puis la cliente était rentrée une demi-heure plus tard fraîche comme une rose, et sur le lit de sangle du vieux on avait trouvé une revue sado-porno, il pouvait bien avoir eu la belle idée d'aller lorgner par le trou de la serrure la chambre de cette dame, et il avait vu un rideau qui s'agitait dans la pénombre. La seule donnée certaine, c'est que la chambre ne se trouve pas dans un état normal, et qu'Ardenti s'est volatilisé. Mais bon, j'ai trop parlé à présent. C'est votre tour, professeur Belbo. L'unique piste que nous ayons sous la main, c'est une feuille de papier qui était par terre, à côté de la petite table. Quatorze heures, Hôtel Principe e Savoia, M. Rakosky ; seize heures, Garamond, M. Belbo. Vous m'avez confirmé qu'il est venu chez vous. Dites-moi ce qui s'est passé. »
– 22 –
Les chevaliers du Graal ne voulaient plus qu'on leur fît de questions.
Wolfram VON ESCHENBACH, Parzival, XVI, 819.
Belbo fut bref : il lui répéta tout ce qu'il lui avait déjà dit au téléphone, sans autres détails, sinon inessentiels. Le colonel avait raconté son histoire fumeuse, disant qu'il avait découvert les traces d'un trésor dans certains documents trouvés en France, mais il ne nous en avait pas dit beaucoup plus. Il paraissait penser qu'il possédait un secret dangereux, et il voulait le rendre public, tôt ou tard, pour ne pas en être l'unique dépositaire. Il avait touché deux mots du fait que d'autres avant lui, une fois découvert le secret, s'étaient mystérieusement volatilisés. Il montrerait les documents seulement si nous l'assurions d'un contrat, mais Belbo ne pouvait assurer aucun contrat si d'abord il ne voyait pas quelque chose, et ils s'étaient quittés sur un vague rendez-vous. Il avait mentionné une rencontre avec le dénommé Rakosky, et il avait dit que c'était le directeur des Cahiers du Mystère. Il voulait lui demander une préface. Il paraissait que Rakosky lui avait conseillé de surseoir à la publication. Le colonel ne lui avait pas dit qu'il viendrait chez Garamond. C'était tout.