Je me taisais, et Belbo ne savait pas comment conclure.
« Vous me direz que j'ai fui de nouveau, comme dans la via Larga.
– Vétille. Nous avons bien fait. Au revoir. »
J'éprouvais de la pitié pour lui, parce qu'il se sentait lâche. Moi pas ; on m'avait appris à l'école qu'avec la police il faut mentir. Par principe. Mais c'est ainsi, la mauvaise conscience corrompt l'amitié.
A dater de ce jour, je ne le vis plus. J'étais son remords, il était le mien.
Mais j'eus alors la conviction qu'étudiant, on est toujours plus suspect que diplômé. Je travaillai encore un an et remplis deux cent cinquante feuillets sur le procès des Templiers. C'étaient les années où présenter sa thèse prouvait une loyale adhésion aux lois de l'État, et on se voyait traité avec indulgence.
Au cours des mois qui suivirent, certains étudiants commencèrent à se servir d'armes à feu ; l'époque des grandes manifs à ciel ouvert touchait à sa fin.
J'étais a court d'idéaux. J'avais un alibi car, en aimant Amparo, je faisais l'amour avec le Tiers Monde. Amparo était belle, marxiste, brésilienne, enthousiaste, désenchantée, elle avait une bourse d'études et un sang splendidement mêlé. Tout à la fois.
Je l'avais rencontrée à une fête et j'avais agi sous le coup de l'impulsion : « Pardon, mais je voudrais faire l'amour avec toi.
– Tu es un cochon de machiste.
– Je n'ai rien dit.
– Tu l'as dit. Je suis une cochonne de féministe. »
Elle était sur le point de rentrer dans son pays et je ne voulais pas la perdre. Ce fut elle qui me mit en contact avec une université de Rio où on cherchait un lecteur d'italien. J'obtins le poste pour deux années, renouvelables. Vu que je me sentais à l'étroit en Italie, j'acceptai.
Et puis, dans le Nouveau Monde, me disais-je, je ne rencontrerais pas les Templiers.
Illusion, pensais-je samedi soir dans le périscope. En montant les escaliers des éditions Garamond, je m'étais introduit dans le Palais. Diotallevi disait : Bina est le palais que Hokhma se construit en s'étendant à partir du point primordial. Si Hokhma est la source, Bina est le fleuve qui en découle, se divisant ensuite en ses différents bras, jusqu'à ce que tous se jettent dans la grande mer de la dernière sefira – et en Bina toutes les formes sont déjà préformées.
4
HÉSÉD
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L'analogie des contraires, c'est le rapport de la lumière à l'ombre, de la saillie au creux, du plein au vide. L'allégorie, mère de tous les dogmes, est la substitution des empreintes aux cachets, des ombres aux réalités. C'est le mensonge de la vérité et la vérité du mensonge.
Eliphas LEVI, Dogme de la haute magie, Paris, Baillère, 1856, XXII, 22.
J'étais arrivé au Brésil pour l'amour d'Amparo, j'y étais resté pour l'amour du pays. Je n'ai jamais compris pourquoi cette descendante de Hollandais qui s'étaient installés à Recife et s'étaient mélangés avec des indios et des nègres soudanais, au visage de Jamaïcaine et à la culture de Parisienne, avait un nom espagnol. Je ne suis jamais venu à bout des noms propres brésiliens. Ils défient tout dictionnaire onomastique et n'existent que là-bas.
Amparo me disait que, dans leur hémisphère, quand l'eau est aspirée par le tuyau d'écoulement du lavabo, le mouvement tourbillonnaire va de droite à gauche, alors que chez nous il va dans le sens contraire – ou vice versa. Je n'ai pas pu vérifier si c'était vrai. Non seulement parce que dans notre hémisphère personne n'a jamais regardé de quel côté va l'eau, mais aussi parce qu'après différentes expériences au Brésil je m'étais rendu compte qu'il est très difficile de le comprendre. L'aspiration est trop rapide pour qu'on puisse la suivre, et probablement sa direction dépend de la force et de l'obliquité du jet, de la forme du lavabo ou de la baignoire. Et puis, si c'était vrai, qu'est-ce qui se passerait à l'équateur ? L'eau coulerait peut-être à pic, sans tournoyer, ou elle ne coulerait pas du tout ?
A cette époque, je ne dramatisai pas trop le problème, mais samedi soir je pensais que tout dépendait des courants telluriques et que le Pendule en cachait le secret.
Amparo était ferme dans sa foi. « Peu importe ce qui arrive dans le cas empirique, me disait-elle, il s'agit d'un principe idéal, à vérifier dans des conditions idéales, et donc jamais. Mais c'est vrai. »
A Milan, Amparo m'était apparue désirable pour son désenchantement. Là-bas, réagissant aux acides de sa terre, elle devenait quelque chose de plus insaisissable, lucidement visionnaire et capable de rationalités souterraines. Je la sentais agitée par des passions antiques ; elle veillait à les brider, pathétique dans son ascétisme qui lui commandait d'en refuser la séduction.
Je mesurai ses splendides contradictions en la voyant discuter avec ses camarades. C'étaient des réunions dans des maisons mal installées, décorées avec de rares posters et beaucoup d'objets folkloriques, des portraits de Lénine et des terres cuites nordestines qui célébraient le cangaceiro, ou des fétiches amérindiens. Je n'étais pas arrivé à un des moments politiquement les plus limpides et j'avais décidé, après l'expérience vécue dans mon pays, de me tenir éloigné des idéologies, surtout là-bas, où je ne les comprenais pas. Les propos des camarades d'Amparo augmentèrent mon incertitude, mais ils stimulèrent chez moi de nouvelles curiosités. Ils étaient naturellement tous marxistes, et à première vue ils parlaient presque comme tout marxiste européen, mais ils parlaient d'une chose différente, et soudain, au cours d'une discussion sur la lutte des classes, ils parlaient de « cannibalisme brésilien » ou du rôle révolutionnaire des cultes afro-américains.
Alors, entendant parler de ces cultes, j'acquis la conviction que là-bas même l'aspiration idéologique va dans le sens contraire. Ils m'ébauchaient un panorama de migrations pendulaires internes, avec les déshérités du nord qui descendaient vers le sud industriel, se sous-prolétarisaient dans des métropoles immenses, asphyxiés par des nuages de smog, retournaient, désespérés, dans le nord, pour reprendre un an après la fuite vers le sud ; mais au cours de cette oscillation, beaucoup s'enlisaient dans les grandes villes et, absorbés par une pléiade d'Églises autochtones, ils s'adonnaient au spiritisme, à l'évocation de divinités africaines... Et là, les camarades d'Amparo se divisaient : pour certains, cela démontrait un retour aux racines, une opposition au monde des Blancs ; pour d'autres, les cultes étaient la drogue avec quoi la classe dominante refrénait un immense potentiel révolutionnaire ; pour d'autres encore, c'était le creuset où Blancs, indios et nègres se fondaient, en dessinant des perspectives encore vagues et à la destinée incertaine. Amparo était décidée, les religions ont toujours été l'opium des peuples et à plus forte raison les cultes pseudo-tribaux. Puis je la tenais par la taille dans les « escolas de samba », quand j'entrais moi aussi dans les serpents de danseurs qui traçaient des sinusoïdes rythmées par le battement insoutenable des tambours, et je me rendais compte qu'elle adhérait à ce monde avec les muscles de l'abdomen, avec le cœur, avec la tête, avec les narines... Et puis nous sortions encore, et elle était la première à m'anatomiser avec sarcasme et rancœur la religiosité profonde, orgiastique, de ce lent don de soi, semaine après semaine, mois après mois, au rite du carnaval. Aussi tribal et ensorcelé, disait-elle avec haine révolutionnaire, que les rites du football qui voient les déshérités dépenser leur énergie combative, et leur sens de la révolte, pour pratiquer incantations et maléfices, et obtenir des dieux de tous les mondes possibles la mort de l'arrière adverse, en oubliant la domination qui les voulait extatiques et enthousiastes, condamnés à l'irréalité.