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Lentement je perdis le sentiment de la différence. De même que je m'habituais peu à peu à ne pas chercher à reconnaître les races, dans cet univers de visages qui racontaient des histoires centenaires d'hybridations incontrôlées. Je renonçai à établir où se trouvait le progrès, où la révolte, où le complot – comme disaient les camarades d'Amparo – du Capital. Comment pouvais-je encore penser européen, quand j'apprenais que les espoirs de l'extrême gauche étaient entretenus par un évêque du Nordeste, soupçonné d'avoir sympathisé avec le nazisme dans sa jeunesse, lequel, avec une foi intrépide, tenait bien haut le flambeau de la révolte, mettant sens dessus dessous le Vatican effrayé et les barracudas de Wall Street, enflammant de liesse l'athéisme des mystiques prolétaires conquis par l'étendard menaçant et très doux d'une Belle Dame qui, transpercée de sept douleurs, contemplait les souffrances de son peuple ?

Un matin, sorti avec Amparo d'un séminaire sur la structure de classe du Lumpenproletariat, nous parcourions en voiture une route littorale. Je vis, le long de la plage, des offrandes votives, des bougies, des corbeilles blanches. Amparo me dit qu'elles étaient offertes à Yemanjá, la déesse des eaux. Elle descendit de la voiture, se rendit avec componction sur la ligne de brisement des vagues, demeura quelques instants en silence. Je lui demandai si elle y croyait. Elle me demanda avec rage comment je pouvais le croire. Puis elle ajouta : « Ma grand-mère m'emmenait ici, sur cette plage, et elle invoquait la déesse pour que je puisse grandir belle et bonne et heureuse. Qui est ce philosophe à vous qui parlait des chats noirs, et des cornes de corail, et a dit " ce n'est pas vrai, mais j'y crois " ? Bien, moi je n'y crois pas, mais c'est vrai. » Ce fut ce jour-là que je décidai d'épargner sur nos salaires, et de tenter un voyage à Bahia.

Mais ce fut aussi alors, je le sais, que je commençai à me laisser bercer par le sentiment de la ressemblance : tout pouvait avoir de mystérieuses analogies avec tout.

Lorsque je revins en Europe, je transformai cette métaphysique en une mécanique – et c'est pour cela que je donnai tête la première dans le piège où je me trouve maintenant. Mais, à l'époque, j'agis dans un crépuscule où s'annulaient les différences. Raciste, je pensai que les croyances d'autrui sont pour l'homme fort des occasions d'amènes rêveries.

J'appris des rythmes, des manières de laisser aller le corps et l'esprit. Je me le disais l'autre soir dans le périscope, tandis que pour lutter contre le fourmillement de mes membres je les bougeais comme si je frappais encore l'agogõ. Tu vois, me disais-je, pour te soustraire au pouvoir de l'inconnu, pour te montrer à toi-même que tu n'y crois pas, tu en acceptes les charmes. Comme un athée qui avoue l'être, qui de nuit verrait le diable, et raisonnerait de la sorte : lui, certes, n'existe pas, et c'est là une illusion de mes sens excités, cela dépend sans doute de ma digestion, mais lui ne le sait pas, et il croit en sa théologie à l'envers. Sûr qu'il est d'exister, qu'est-ce qui lui ferait donc peur? Vous faites le signe de la croix et lui, crédule, disparaît dans une explosion de soufre.

C'est ce qui m'est arrivé à moi comme à un ethnologue pédant qui, pendant des années, aurait étudié le cannibalisme et, pour défier l'esprit borné des Blancs, raconterait à tout le monde que la chair humaine a une saveur délicate. Irresponsable, parce qu'il sait qu'il n'aura jamais l'occasion d'en goûter. Jusqu'à ce que quelqu'un, anxieux de savoir la vérité, veuille essayer sur lui. Et, tandis qu'il est dévoré morceau par morceau, il ne saura plus qui a raison, et espère presque que le rite est bon, pour justifier du moins sa propre mort. Ainsi, l'autre soir, devais-je croire que le Plan était vrai, sinon au cours de ces deux dernières années j'aurais été l'architecte omnipuissant d'un cauchemar malin. Mieux valait que le cauchemar fût réalité, si une chose est vraie elle est vraie, et vous, vous n'y êtes pour rien.

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Sauvez la faible Aischa des vertiges de Nahash, sauvez la plaintive Héva des mirages de la sensibilité, et que les Khérubs me gardent.

Joséphin PÉLADAN, Comment on devient Fée, Paris, Chamuel, 1893, p. XIII.

Tandis que je m'avançais dans la forêt des ressemblances, je reçus la lettre de Belbo.

Cher Casaubon,

Je ne savais pas, jusqu'à l'autre jour, que vous étiez au Brésil, j'avais complètement perdu trace de vous, je ne savais même pas que vous étiez diplômé (compliments), mais chez Pilade j'ai trouvé quelqu'un qui m'a fourni vos coordonnées. Il me semble opportun de vous mettre au courant de certains faits nouveaux qui concernent la malheureuse histoire du colonel Ardenti. Plus de deux années ont passé, me semble-t-il, et il faut encore m'excuser car c'est moi qui vous ai mis dans le pétrin, ce matin-là, sans le vouloir.

J'avais presque oublié cette sale affaire, mais il y a deux semaines je suis allé me promener dans le Montefeltro et je suis tombé sur la forteresse de San Leo. Il paraît qu'elle était sous domination pontificale au XVIIIe siècle, et que le pape y a fait enfermer Cagliostro, dans une cellule sans porte (on entrait, pour la première et dernière fois, par une trappe située au plafond) et avec un soupirail par où le condamné ne pouvait voir que les deux églises du village. Sur le bat-flanc où Cagliostro dormait et où il est mort, j'ai vu un bouquet de roses, et on m'a expliqué qu'il y a encore beaucoup de fidèles qui vont en pèlerinage sur le lieu du martyre. On m'a raconté que parmi les pèlerins les plus assidus il y avait les membres de Picatrix, un cénacle milanais d'études mystériosophiques, qui publie une revue – appréciez l'imagination – appelée Picatrix.

Vous savez que je suis curieux de ces bizarreries, et à Milan je me suis procuré un numéro de Picatrix, où j'ai appris qu'on devait célébrer d'ici quelques jours une évocation de l'esprit de Cagliostro. J'y suis allé.

Les murs étaient damassés d'étendards couverts de signes cabalistiques, grande débauche de hiboux et chouettes, scarabées et ibis, divinités orientales de provenance incertaine. Sur le fond il y avait une estrade, avec une avant-scène de torches ardentes sur des supports de billots mal dégrossis ; en arrière-plan, un autel avec retable triangulaire et deux statuettes d'Isis et Osiris. Autour, un amphithéâtre de figures d'Anubis, un portrait de Cagliostro (de qui sinon, vous ne croyez pas ?), une momie dorée format Chéops, deux candélabres à cinq branches, un gong soutenu par deux serpents rampants, un lutrin sur un socle recouvert de cotonnette imprimée de hiéroglyphes, deux couronnes, deux trépieds, une mallette mini-sarcophage, un trône, un fauteuil style XVIIe, quatre chaises dépareillées genre banquet chez le shérif de Nottingham, chandelles, bougies, cierges, toute une ardeur très spirituelle.

Enfin, sept enfants de choeur entrent, soutane rouge et torche, et puis le célébrant, qu'on dit être le directeur de Picatrix – et il s'appelait Brambilla, les dieux le lui pardonnent – avec des ornements rose et olive, et puis la pupille, ou médium, et puis six acolytes tout de blanc vêtus qui semblent autant de Ninetto Davoli mais avec infule, celle du dieu, si vous vous rappelez nos poètes.

Brambilla se coiffe d'un trirègne orné d'une demi-lune, s'empare d'une flamberge rituelle, trace sur la scène des figures magiques, évoque quelques esprits angéliques avec la finale en « el », et c'est alors que me viennent vaguement à l'esprit ces diableries pseudo-sémitiques du message d'Ingolf, mais c'est l'affaire d'un instant et puis ça me sort de l'esprit. Parce que c'est alors aussi qu'il se passe quelque chose de singulier : les micros de la scène sont reliés à un dispositif de syntonisation, qui devrait recueillir des ondes errant dans l'espace, mais l'opérateur, avec infule, doit avoir commis une erreur, et on entend d'abord de la disco-music et puis entre en ondes Radio Moscou. Brambilla ouvre le sarcophage, en extrait un grimoire, sabre l'air d'un encensoir et crie « Ô seigneur que ton règne arrive » et il semble obtenir quelque chose parce que Radio Moscou se tait, mais au moment le plus magique elle reprend sur un chant de cosaques avinés, de ceux qui dansent avec le derrière à ras de terre. Brambilla invoque la Clavicula Salomonis, brûle un parchemin sur un trépied au risque d'allumer un bûcher, évoque quelques divinités du temple de Karnak, demande avec impertinence d'être placé sur la pierre cubique d'Esod, et appelle avec insistance un certain Familier 39, qui doit être très familier au public car un frémissement se répand dans la salle. Une spectatrice tombe en transe, les yeux en l'air, on ne voit plus que le blanc, les gens s'écrient un docteur un docteur, à ce moment Brambilla fait appel au Pouvoir des Pentacles et la pupille, qui s'était entre-temps assise dans le fauteuil faux XVIIe, commence à s'agiter, à gémir, Brambilla se penche sur elle en l'interrogeant avec anxiété, autrement dit en interrogeant le Familier 39, qui, je le devine maintenant, est Cagliostro soi-même.