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Le peintre nous fit visiter deux jours durant des nefs et des cloîtres, à l'abri de façades décorées comme des plats en argent désormais noircis et usés. Nous étions accompagnés par des serviteurs mal dégrossis et claudicants, les sacristies étaient malades d'or et d'étain, de lourds caissons, de cadres précieux. Dans des châsses de cristal trônaient le long des murs des images de saints grandeur nature, ruisselants de sang, avec leurs plaies ouvertes semées de gouttes de rubis, des Christ tordus de souffrance avec leurs jambes rouges d'hémorragie. Dans l'éclair d'or d'un baroque tardif, je vis des anges au visage étrusque, des griffons romans et des sirènes orientales qui faisaient des apparitions sur les chapiteaux.

J'allais par des rues anciennes, sous le charme de leurs noms qui semblaient des chansons, Rua da Agonia, Avenida dos Amores, Travessa de Chico Diabo... J'étais tombé à Salvador à l'époque où le gouvernement, ou qui en faisait office, assainissait la vieille ville pour en expulser les milliers de bordels, mais on était encore à mi-chemin. Au pied de ces églises désertes et lépreuses, empêtrées dans leur faste, s'étendaient encore des ruelles malodorantes où grouillaient des prostituées nègres de quinze ans, de vieilles marchandes de sucreries africaines, accroupies le long des trottoirs avec leurs casseroles sur le feu, des bancs de maquereaux qui dansaient entre les rigoles des eaux usées au son des transistors du bar voisin. Les anciens palais des colonisateurs, surmontés d'armoiries maintenant illisibles, étaient devenus des maisons de tolérance.

Le troisième jour, nous accompagnâmes notre guide au bar d'un hôtel de la ville haute, dans la partie déjà restructurée, au milieu d'une rue pleine d'antiquaires de luxe. Il devait rencontrer un monsieur italien, nous avait-il dit, qui allait acheter, et sans discuter le prix, un de ses tableaux de trois mètres sur deux, où de pullulantes troupes angéliques s'apprêtaient à livrer une bataille finale contre les autres légions.

Ce fut ainsi que nous connûmes monsieur Agliè. Impeccablement vêtu d'un costume trois pièces bleu à fines raies blanches, malgré la chaleur, lunettes à monture d'or sur un visage au teint rosé, cheveux argentés. Il baisa la main d'Amparo, comme qui ne connaîtrait pas d'autre manière de saluer une dame, et commanda du champagne. Le peintre devait s'en aller, Agliè lui remit une liasse de traveller's cheques, dit de lui envoyer l'œuvre à l'hôtel. Nous restâmes à converser, Agliè parlait correctement le portugais, mais comme quelqu'un qui l'aurait appris à Lisbonne, ce qui lui donnait encore plus l'allure d'un gentilhomme d'autrefois. Il s'enquit de nous, fit quelques réflexions sur la possible origine genevoise de mon nom, se montra curieux de l'histoire familiale d'Amparo mais, qui sait comment, il avait déjà déduit que ses origines étaient de Recife. Quant à la sienne, d'origine, il demeura dans le vague. « Je suis comme un d'ici, dit-il, d'innombrables races se sont accumulées dans mes gènes... Mon nom est italien, d'une vieille propriété d'un ancêtre. Oui, sans doute noble, mais qui y prête attention au jour d'aujourd'hui. Je suis au Brésil par curiosité. Toutes les formes de la Tradition me passionnent. »

Il avait une belle bibliothèque de sciences religieuses, me dit-il, à Milan, où il vivait depuis quelques années. « Venez me trouver à votre retour, j'ai beaucoup de choses intéressantes, depuis les rites afro-brésiliens jusqu'aux cultes d'Isis dans le Bas-Empire.

– J'adore les cultes d'Isis, dit Amparo, qui souvent, par orgueil, aimait à jouer les poseuses. Vous savez tout sur les cultes d'Isis, j'imagine. »

Agliè répondit avec modestie : « Seulement le peu que j'en ai vu. »

Amparo chercha à regagner du terrain : « N'était-ce pas il y a deux mille ans ?

– Je ne suis pas jeune comme vous, sourit Agliè.

– Comme Cagliostro, plaisantai-je. N'est-ce pas lui que, passant une fois devant un crucifix, on entendit s'adresser en murmurant à son valet : " Je le lui avais bien dit à ce Juif d'être sur ses gardes, ce soir-là, mais il n'a pas voulu me prêter attention " ? »

Agliè se raidit, je craignis que la plaisanterie ne fût lourde. Je fis mine de m'excuser, mais notre hôte m'interrompit d'un sourire conciliant : « Cagliostro était un mystificateur, parce qu'on sait fort bien quand et où il était né, et il n'a même pas été capable de vivre longtemps. Il se vantait.

– Je le crois sans mal.

– Cagliostro était un mystificateur, répéta Agliè, mais cela ne veut pas dire que des personnages privilégiés ayant pu traverser de nombreuses vies n'aient pas existé et n'existent pas. La science moderne en sait si peu sur les processus de sénescence, qu'il n'est pas impensable que la mortalité soit un simple effet d'une mauvaise éducation. Cagliostro était un mystificateur, mais pas le comte de Saint-Germain, et quand il disait avoir appris certains de ses secrets chimiques auprès des anciens Égyptiens, il ne se vantait peut-être pas. Mais lorsqu'il citait ces épisodes, personne ne le croyait, alors, par courtoisie envers ses interlocuteurs, il faisait semblant de plaisanter.

– Mais vous, vous faites semblant de plaisanter pour nous prouver que vous dites la vérité, dit Amparo.

– Non seulement vous êtes belle, vous êtes extraordinairement perceptive, dit Agliè. Mais je vous conjure de ne pas me croire. Si je vous apparaissais dans l'éclat poussiéreux de mes siècles, votre beauté en fanerait tout d'un coup, et je ne pourrais me le pardonner. »

Amparo était conquise, et moi j'éprouvai une pointe de jalousie. J'amenai la conversation sur les églises, et sur le saint Georges-Oxossi que nous avions vu. Agliè dit que nous devions absolument assister à un candomblé. « N'allez pas où on vous demande de l'argent. Les lieux vrais sont ceux où on vous accueille sans rien vous demander, pas même de croire. D'assister avec respect, ça oui, avec la même tolérance de toutes les croyances qui leur fait aussi accepter votre mécréance. Certains pai ou māe-de-santo, à les voir semblent à peine sortis de la cabane de l'oncle Tom, mais ils ont la culture d'un théologien de la Gregoriana. »

Amparo posa une main sur la sienne. « Vous nous y emmenez ! dit-elle, j'y suis allée une fois, il y a des années, dans une tente de umbanda, mais j'ai des souvenirs confus, je me rappelle seulement un grand trouble... »

Agliè parut gêné par le contact, mais il ne s'y déroba pas. Seulement, comme je le vis faire par la suite dans ses moments de réflexion, de l'autre main il tira de son gilet une boîte en or et argent, peut-être une tabatière ou une boîte à pilules, au couvercle orné d'une agate. Sur la table du bar brûlait une petite chandelle de cire, et Agliè, comme par hasard, en approcha la boîte. Je vis qu'à la chaleur l'agate ne se discernait plus, et à sa place apparaissait une miniature, très fine, vert bleu et or, qui représentait une bergère avec une corbeille de fleurs. Il la retourna entre ses doigts avec une dévotion distraite, comme s'il égrenait un rosaire. Il s'aperçut de mon intérêt, sourit, et reposa l'objet.

« Trouble ? Je ne voudrais pas, ma douce dame, qu'en plus de réceptive vous fussiez exagérément sensible. Qualité exquise, lorsqu'elle s'associe à la grâce et à l'intelligence, mais dangereuse, pour qui va en de certains lieux sans savoir quoi chercher et ce qu'il trouvera... Et, par ailleurs, ne me confondez pas l'umbanda et le candomblé. Celui-ci est complètement autochtone, afro-brésilien, comme on dit d'habitude, tandis que celui-là est une fleur très tardive, née de la greffe des rites indigènes sur la culture ésotérique européenne, sur une mystique que je dirais templière... »

Les Templiers m'avaient de nouveau retrouvé. Je dis à Agliè que j'avais travaillé sur eux. Il me regarda avec intérêt. « Curieuse conjoncture, mon jeune ami. Ici, sous la Croix du Sud, trouver un jeune Templier...