– Je ne voudrais pas que vous me considériez comme un adepte...
– Par pitié, monsieur Casaubon. Si vous saviez quelle canaillerie il y a dans ce domaine.
– Je sais, je sais.
– Et alors. Mais il faut nous revoir, avant que vous ne repartiez. » Nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain : nous voulions tous les trois explorer le petit marché couvert le long du port.
Là-bas nous nous retrouvâmes en effet le matin suivant, et c'était un marché aux poissons, un souk arabe, une fête patronale qui aurait proliféré avec la virulence d'un cancer, une Lourdes envahie par les forces du mal, où les magiciens de la pluie pouvaient faire bon ménage avec des capucins extatiques et stigmatisés, au milieu de sachets propitiatoires avec prières cousues dans la doublure, menottes en pierre dure qui faisaient la figue, cornes de corail, crucifix, étoiles de David, symboles sexuels de religions pré-judaïques, hamacs, tapis, sacs, sphinx, sacrés-cœurs, carquois bororo, colliers de coquillages. La mystique dégénérée des conquérants européens se fondait avec la science qualitative des esclaves, de même que la peau de chaque personne présente racontait une histoire de généalogies perdues.
« Voilà, dit Agliè, une image de ce que les manuels d'ethnologie nomment le syncrétisme brésilien. Mot laid, selon la science officielle. Mais dans son sens le plus haut, le syncrétisme est la reconnaissance d'une unique Tradition, qui traverse et nourrit toutes les religions, tous les savoirs, toutes les philosophies. Le sage n'est pas celui qui discrimine, c'est celui qui réunit les lambeaux de lumière d'où qu'ils proviennent... Et donc ils sont plus sages ces esclaves, ou descendants d'esclaves, que ne le sont les ethnologues de la Sorbonne. Vous me comprenez, au moins vous, ma belle dame ?
– Pas avec l'esprit, dit Amparo. Avec l'utérus. Je m'excuse, j'imagine que le comte de Saint-Germain ne s'exprimait pas de cette façon. Je veux dire que je suis née dans ce pays, et même ce que je ne sais pas me parle quelque part, ici, je crois... » Elle se toucha le sein.
« Comment dit-il, ce soir-là, le cardinal Lambertini à la dame parée d'une splendide croix de diamants sur son décolleté ? Quelle joie de mourir sur ce calvaire. Et ainsi aimerais-je écouter ces voix. A présent, il faut que vous m'excusiez, et tous les deux. Je viens d'une époque où l'on se serait damné pour rendre hommage aux charmes. Vous voudrez rester seuls. Nous garderons contact. »
« Il pourrait être ton père, dis-je à Amparo alors que je l'entraînais au milieu des étalages de marchandises.
– Et même mon bisaïeul. Il nous a fait comprendre qu'il avait au moins mille ans. Tu es jaloux de la momie du pharaon ?
– Je suis jaloux de qui te fait allumer une petite lampe dans ta tête.
– Que c'est beau, ça c'est de l'amour. »
– 27 –
Racontant un jour qu'il avait beaucoup connu Ponce Pilate à Jérusalem, il décrivait minutieusement la maison de ce gouverneur romain, et il disait les plats qu'on avait servis sur sa table un soir qu'il avait soupé chez lui. Le cardinal de Rohan, croyant n'entendre là que des rêveries, s'adressa au valet de chambre du comte de Saint-Germain, vieillard aux cheveux blancs, à la figure honnête : « Mon ami, lui dit-il, j'ai de la peine à croire ce que dit votre maître. Qu'il soit ventriloque, passe; qu'il fasse de l'or, j'y consens; mais qu'il ait deux mille ans et qu'il ait vu Ponce Pilate, c'est trop fort. Étiez-vous là ? – Oh non, monseigneur, répondit ingénument le valet de chambre, il n'y a guère que quatre cents ans que je suis au service de M. le comte. »
Collin de PLANCY, Dictionnaire infernal, Paris, Mellier, 1844, p. 434.
Dans les jours qui suivirent, je fus pris par Salvador. Je passai peu de temps à l'hôtel. En feuilletant l'index du livre sur les Rose-Croix, je trouvai une référence au comte de Saint-Germain. Voyez-vous ça, me dis-je, tout se tient.
De lui, Voltaire écrivait « c'est un homme qui ne meurt jamais et qui sait tout », mais Frédéric de Prusse lui répondait que « c'est un comte pour rire ». Horace Walpole en parlait comme d'un Italien, ou Espagnol, ou Polonais, qui avait fait une grande fortune au Mexique et qui ensuite s'était réfugié à Constantinople, avec les bijoux de sa femme. Les choses les plus sûres à son sujet, on les apprend dans les mémoires de madame de Hausset, dame de chambre de la Pompadour (la belle référence, disait Amparo, intolérante). Circulant sous différents noms, il s'était fait passer pour Surmont à Bruxelles, Welldone à Leipzig, marquis d'Aymar, de Bedmar, ou de Belmar, comte Soltikoff. Arrêté à Londres, en 1745, où il brillait comme musicien en jouant du violon et du clavecin dans les salons ; trois ans après, à Paris, il offre ses services à Louis XV comme expert en teintures, en échange d'une résidence dans le château de Chambord. Le roi l'emploie pour des missions diplomatiques en Hollande, où il s'attire quelques ennuis et s'enfuit de nouveau à Londres. En 1762, nous le trouvons en Russie, puis de nouveau en Belgique. Là, Casanova le rencontre, qui relate comment il avait changé une monnaie en or. En 1776, il est à la cour de Frédéric II à qui il présente différents projets chimiques, huit ans après il meurt dans le Schleswig, chez le landgrave de Hesse, où il mettait au point une fabrique de couleurs.
Rien d'exceptionnel, la carrière typique de l'aventurier du XVIIIe siècle, avec moins d'amours que Casanova et des escroqueries moins théâtrales que celles de Cagliostro. Au fond, à part quelques incidents, il jouit d'un certain crédit auprès des puissants, à qui il promet les merveilles de l'alchimie mais avec un profit industriel à la clef. Sauf que, autour de lui, et bien sûr orchestrée par lui, prend forme la rumeur de son immortalité. On l'entend dans les salons citer avec désinvolture des événements lointains comme s'il en avait été le témoin oculaire, et il cultive sa légende avec grâce, presque en sourdine.
Mon livre citait aussi un passage de Gog, de Giovanni Papini, où est décrite une rencontre nocturne, sur le pont d'un paquebot, avec le comte de Saint-Germain : oppressé par son passé millénaire, par les souvenirs qui se bousculent dans son esprit, avec des accents de désespoir qui rappellent Funes, « el memorioso » de Borges, à part que le texte de Papini est de 1930. « N'allez pas imaginer que notre sort soit digne d'envie, dit le comte à Gog. Au bout de deux siècles, un spleen incurable s'empare des malheureux immortels. Le monde est monotone, les hommes n'apprennent rien et retombent à chaque génération dans les mêmes erreurs, les mêmes horreurs ; les événements ne se répètent pas mais ils se ressemblent... finies les nouveautés, les surprises, les révélations. Je peux vous l'avouer à vous, maintenant que seule la mer Rouge nous écoute : mon immortalité m'ennuie. La terre n'a plus de secrets pour moi et je n'ai plus d'espoir en mes semblables. »
« Curieux personnage, commentai-je. Il est clair que notre Agliè joue à l'incarner. Gentilhomme mûr, un peu faisandé, avec du fric à claquer, du temps libre pour voyager, et une propension au surnaturel.
– Un réactionnaire cohérent, qui a le courage d'être décadent. Au fond, je le préfère aux bourgeois démocrates, dit Amparo.
– Women power, women power, et puis tu tombes en extase pour un baisemain.
– Vous nous avez éduquées comme ça, des siècles durant. Laissez-nous nous libérer peu à peu. Je n'ai pas dit que je voudrais l'épouser.
– Encore heureux. »
La semaine suivante, ce fut Agliè qui me téléphona. Ce soir-là, nous serions accueillis dans un terreiro de candomblé. Nous ne serions pas admis au rite, parce que la Ialorixà se méfiait des touristes, mais c'est elle-même qui nous recevrait avant le début, et nous montrerait le cadre.