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Il vint nous prendre en voiture, et roula à travers les favelas, au-delà de la colline. L'édifice devant lequel nous nous arrêtâmes avait un aspect modeste, genre bâtisse industrielle, mais sur le seuil un vieux nègre nous accueillit en nous purifiant avec des fumigations. Plus loin, dans un jardinet dépouillé, nous trouvâmes une sorte de corbeille immense, faite de grandes feuilles de palmier sur lesquelles apparaissaient quelques gourmandises tribales, les comidas de santo.

A l'intérieur, nous vîmes une grande salle aux murs recouverts de tableaux, surtout des ex-voto, de masques africains. Agliè nous expliqua la disposition du décor : au fond, les bancs pour les non-initiés ; auprès, l'estrade pour les instruments, et les chaises pour les Ogâ. « Ce sont des personnes de bonne condition, pas nécessairement croyantes, mais respectueuses du culte. Ici, à Bahia, le grand Jorge Amado est Ogâ dans un terreiro. Il a été élu par Iansã, reine de la guerre et des vents...

– Mais d'où viennent ces divinités ? demandai-je.

– C'est une histoire compliquée. Avant tout, il y a une branche soudanaise, qui s'impose dans le nord depuis les débuts de l'esclavagisme, et de cette souche provient le candomblé des orixás, c'est-à-dire des divinités africaines. Dans les États du sud, on a l'influence des groupes bantous et à partir de là commencent les commixtions en chaîne. Tandis que les cultes du nord restent fidèles aux religions africaines originelles, dans le sud la macumba primitive évolue vers l'umbanda, qui est influencée par le catholicisme, le kardécisme et l'occultisme européen...

– Par conséquent, ce soir, les Templiers n'ont rien à y voir.

– Les Templiers étaient une métaphore. En tout cas, ils n'ont rien à y voir. Mais le syncrétisme a une mécanique fort subtile. Avez-vous remarqué de l'autre côté de la porte, près des comidas de santo, une statuette en fer, une sorte de petit diable avec sa fourche et quelques offrandes votives à ses pieds ? C'est l'Exu, très puissant dans l'umbanda, mais pas dans le candomblé. Et pourtant le candomblé aussi l'honore, le considère comme un esprit messager, une manière de Mercure dégénéré. Dans l'umbanda on est possédé par l'Exu, pas ici. Cependant on le traite avec bienveillance, on ne sait jamais. Vous voyez là-bas sur le mur... » Il me montra la statue polychrome d'un Indio nu et celle d'un vieil esclave nègre habillé de blanc, assis à fumer la pipe : « Ce sont un caboclo et un preto velho, esprits de trépassés qui, dans les rites umbanda, comptent énormément. Que font-ils ici ? On leur rend hommage, on ne les utilise pas parce que le candomblé n'établit de rapports qu'avec les orixás africains, mais on ne les renie pas pour autant.

– Mais que reste-t-il en commun, de toutes ces églises ?

– Disons que tous les cultes afro-brésiliens sont de toute façon caractérisés par le fait que, pendant le rite, les initiés sont possédés, comme en transe, par un être supérieur. Dans le candomblé ce sont les orixás, dans l'umbanda ce sont des esprits de trépassés...

– J'avais oublié mon pays et ma race, dit Amparo. Mon Dieu, un peu d'Europe et un peu de matérialisme historique m'avaient fait tout oublier, et pourtant ces histoires je les écoutais chez ma grand-mère...

– Un peu de matérialisme historique ? sourit Agliè. Il me semble en avoir entendu parler. Un culte apocalyptique pratiqué chez le type de Trier, n'est-ce pas ? »

Je serrai le bras d'Amparo. « No pasarán, mon amour.

– Bon Dieu », murmura-t-elle.

Agliè avait suivi sans intervenir notre bref dialogue à mi-voix. « Les puissances du syncrétisme sont infinies, ma chère. Si vous voulez, je peux offrir la version politique de toute cette histoire. Les lois du XIXe siècle restituent la liberté aux esclaves, mais dans la tentative d'abolir les stigmates de l'esclavage on brûle toutes les archives du marché esclavagiste. Les esclaves deviennent formellement libres mais sans passé. Et alors ils cherchent à reconstruire une identité collective, à défaut d'identité familiale. Ils reviennent aux racines. C'est leur façon de s'opposer, comme vous dites, les jeunes, aux forces dominantes.

– Mais vous venez de me dire que ces sectes européennes s'en mêlent.. dit Amparo.

– Ma chère, la pureté est un luxe, et les esclaves prennent ce qu'il y a. Mais ils se vengent. Aujourd'hui, ils ont capturé plus de Blancs que vous ne pensez. Les cultes africains originels avaient la faiblesse de toutes les religions, ils étaient locaux, ethniques, myopes. En contact avec les mythes des conquérants, ils ont reproduit un ancien miracle : ils ont redonné vie aux cultes mystériques du IIe et du IIIe siècle de notre ère, dans le bassin méditerranéen, entre Rome qui se délitait petit à petit et les ferments qui venaient de la Perse, de l'Égypte, de la Palestine pré-judaïque... Dans les siècles du Bas Empire, l'Afrique reçoit les influences de toute la religiosité méditerranéenne, et s'en fait l'écrin, le condensateur. L'Europe se voit corrompue par le christianisme de la raison d'État, l'Afrique conserve des trésors de savoir, comme déjà elle les avait conservés et répandus au temps des Égyptiens, les offrant aux Grecs, qui en ont fait du gâchis. »

– 28 –

Il y a un corps qui enveloppe tout l'ensemble du monde : représente-toi donc ce corps lui aussi comme de forme circulaire, car telle est la forme du Tout... Représente-toi maintenant que, sous le cercle de ce corps, ont été placés les 36 décans, au milieu entre le cercle total et le cercle du zodiaque, séparant l'un de l'autre ces deux cercles et pour ainsi dire supportant le cercle du Tout et délimitant le zodiaque, transportés le long du zodiaque avec les planètes... Changements de rois, soulèvements de cités, famines, pestes, reflux de la mer, tremblements de terre, rien de tout cela n'a lieu sans l'influence des décans...

Corpus Hermeticum, Stobaeus, excerptum VI.

« Mais quel savoir ?

– Vous rendez-vous compte comme a été grande l'époque entre le IIe et le IIIe siècle après Jésus-Christ ? Non pas pour les fastes de l'Empire, à son déclin, mais pour ce qui fleurissait pendant ce temps dans le Bassin méditerranéen. A Rome, les prétoriens égorgeaient leurs empereurs, et dans la Méditerranée fleurissait l'époque d'Apulée, des mystères d'Isis, de ce grand retour de spiritualité que furent le néo-platonisme, la gnose... Temps bénis, quand les chrétiens n'avaient pas encore pris le pouvoir et envoyé à la mort les hérétiques. Époque splendide, habitée par le Nous, sillonnée d'extases, peuplée de présences, émanations, démons et cohortes angéliques. C'est un savoir diffus, décousu, vieux comme le monde, qui remonte à Pythagore, aux brahmanes de l'Inde, aux Hébreux, aux magiciens, aux gymnosophistes, et même aux barbares de l'extrême nord, aux druides des Gaules et des îles Britanniques. Les Grecs considéraient que les barbares étaient tels parce qu'ils ne savaient pas s'exprimer, avec ces langages qui, à leurs oreilles trop bien éduquées, retentissaient comme des aboiements. Et au contraire, à notre époque, on décide que les barbares en savaient beaucoup plus que les Hellènes, et précisément parce que leur langage était impénétrable. Vous croyez que ceux qui vont danser ce soir savent le sens de tous les chants et noms magiques qu'ils prononceront ? Non, heureusement, car le nom inconnu fonctionnera comme exercice de respiration, vocalisation mystique. L'époque des Antonins... Le monde était plein de merveilleuses correspondances, de ressemblances subtiles, il fallait les pénétrer, s'en laisser pénétrer, à travers le rêve, l'oracle, la magie, qui permet d'agir sur la nature et sur les forces faisant mouvoir le semblable avec le semblable. La sapience est insaisissable, volatile, elle échappe à toute mesure. Voilà pourquoi à cette époque le dieu vainqueur a été Hermès, inventeur de toutes les astuces, dieu des carrefours, des voleurs, mais créateur de l'écriture, cet art de l'illusion et de la différence, de la navigation, qui mène vers la fin de tous confins, où tout se confond à l'horizon, des grues pour soulever les pierres du sol, et des armes, qui changent la vie en mort, et des pompes à eau, qui font lever la matière pesante, de la philosophie, qui produit des illusions et des leurres... Et vous savez où se trouve aujourd'hui Hermès ? Ici, vous l'avez vu sur le seuil, on l'appelle Exu, ce messager des dieux, médiateur, commerçant, ignorant la différence entre le bien et le mal. »