Выбрать главу

– Le médecin de Rodolphe II est ce Michael Maier qui écrit un livre d'emblèmes visuels et musicaux, l'Atalanta Fugiens, une fête philosophale de l'œuf, des dragons qui se mordent la queue, des sphinx, rien n'est aussi lumineux que le chiffre secret, tout est hiéroglyphique de quelque chose d'autre. Tu te rends compte, Galilée jette des pierres de la tour de Pise, Richelieu joue au Monopoly avec la moitié de l'Europe, et ici tous de circuler les yeux écarquillés pour lire les signatures du monde : vous m'en contez de belles, vous, il est bien question de la chute des corps, ci-dessous (mieux, ci-dessus) il y a bien autre chose. A présent, je vous le dis : abracadabra. Torricelli fabriquait le baromètre et eux faisaient des ballets, des jeux d'eau et des feux d'artifice dans l'Hortus Palatinus de Heidelberg. Et la guerre de Trente Ans était sur le point d'éclater.

– Qui sait comme elle était contente Mère Courage.

– Mais eux non plus ne se donnent pas toujours du bon temps. L'Électeur palatin, en 19, accepte la couronne de Bohême, je crois qu'il le fait parce qu'il meurt d'envie de régner sur Prague, ville magique, mais les Habsbourg, un an après, le clouent à la Montagne Blanche, à Prague on massacre les protestants, Comenius voit sa maison, sa bibliothèque brûler, on lui assassine sa femme et son fils, et il s'enfuit de cour en cour allant répétant comme elle était grande et pleine d'espoir l'idée des Rose-Croix.

– Et le pauvre lui aussi, tu voulais qu'il se console avec le baromètre ? Mais excuse-moi un instant, tu sais que nous les femmes ne saisissons pas tout tout de suite comme vous : qui a écrit les manifestes ?

– Le plus beau, c'est qu'on ne le sait pas. Laisse-moi comprendre, gratte-moi la rose-croix... non, entre les deux omoplates, non plus haut, non plus à gauche, voilà, là. Or donc, dans ce milieu allemand il y a des personnages incroyables. Voici Simon Studion qui écrit la Naometria, un traité occulte sur les mesures du Temple de Salomon ; Heinrich Khunrath qui écrit un Amphitheatrum sapientiae aeternae, plein d'allégories avec des alphabets hébreux, et des cavernes kabbalistiques qui doivent avoir inspiré les auteurs de la Fama. Ces derniers sont probablement des amis d'un de ces dix mille conventicules d'utopistes de la renaissance chrétienne. La rumeur publique veut que l'auteur soit un certain Johann Valentin Andreae, et l'année suivante il publiera Les noces chimiques de Christian Rosencreutz, mais il l'avait écrit dans sa jeunesse, donc l'idée des Rose-Croix lui trottait depuis longtemps dans la tête. Mais autour de lui, à Tübingen, il y avait d'autres enthousiastes, ils rêvaient de la république de Christianoples, peut-être se sont-ils mis tous ensemble. Mais il paraît qu'ils l'ont fait pour plaisanter, par jeu, ils ne pensaient pas du tout créer le pandémonium qu'ils ont créé. Andreae passera ensuite sa vie à jurer que ce n'était pas lui qui avait écrit les manifestes, que de toute façon c'était un lusus, un ludibrium, un coup de goliards, il y perd sa réputation académique, enrage, dit que les Rose-Croix, si même ils existaient, étaient tous des imposteurs. Rien n'y fait. A peine les manifestes sortent, on dirait que les gens n'attendent que ça. Les doctes de toute l'Europe écrivent vraiment aux Rose-Croix, et, comme ils ne savent pas où les trouver, ils envoient des lettres ouvertes, des opuscules, des livres imprimés. Maier publie tout de suite la même année un Arcana arcanissima où il ne mentionne pas les Rose-Croix mais tout le monde est convaincu qu'il parle d'eux et en sait plus long que ce qu'il veut bien dire. Certains se vantent, ils disent qu'ils avaient déjà lu la Fama en manuscrit. Je ne crois pas que c'était une mince affaire que de préparer un livre à cette époque, parfois même avec des gravures, mais Robert Fludd en 1616 (et il écrit en Angleterre et imprime à Leyde, calcule aussi le temps des voyages pour les épreuves) fait circuler une Apologia compendiaria Fraternitatem de Rosea Cruce suspicionis et infamiis maculis aspersam, veritatem quasi Fluctibus abluens et abstergens, pour défendre les Rose-Croix et les libérer des soupçons, des " taches " dont ils ont été gratifiés – et cela veut dire qu'un débat furieux avait déjà lieu entre Bohême, Allemagne, Angleterre, Hollande, le tout avec des courriers à cheval et des érudits itinérants.

– Et les Rose-Croix ?

– Un silence de mort. Post cent vingt annos patebo mon oeil. Ils observent du néant de leur palais. Je crois que c'est précisément leur silence qui échauffe les esprits. S'ils ne répondent pas, cela veut dire qu'ils sont vraiment là. En 1617, Fludd écrit un Tractatus apologeticus integritatem societatis de Rosea Cruce defendens et, dans un De Naturae Secretis de 1618, on dit qu'est venu le moment de dévoiler le secret des Rose-Croix.

– Et ils le dévoilent.

– Penses-tu. Ils le compliquent. Parce qu'ils découvrent que si l'on soustrait de 1618 les 188 années promises par les Rose-Croix, on obtient 1430 qui est l'année où est institué l'ordre de la Toison d'or.

– Quel rapport ?

– Je ne comprends pas les 188 années parce qu'il devrait y en avoir 120, mais quand tu veux faire des soustractions et des additions mystiques tu retombes toujours sur tes pieds. Quant à la Toison d'or, c'est celle des Argonautes, et j'ai appris de source sûre qu'elle a quelque chose à voir avec le Saint Graal, et donc, si tu permets, avec les Templiers. Mais ce n'est pas fini. Entre 1617 et 1619, Fludd, qui évidemment publiait encore plus que Barbara Cartland, fait imprimer quatre autres livres, parmi lesquels son Utriusque Cosmi historia, quelque chose comme de courts aperçus sur l'univers, illustré, tout rose et croix. Maier prend son courage à deux mains et publie son Silentium post clamores et soutient que la confrérie existe, que non seulement elle est liée à la Toison d'or mais aussi à l'ordre de la Jarretière. Lui, cependant, est une personne trop humble pour y être reçue. Pense un peu les doctes d'Europe. Si ces gens n'acceptent pas même Maier, il s'agit d'une chose vraiment exclusive. Et donc tous les demi-portions font de faux papiers pour être admis. Tous de dire que les Rose-Croix sont une réalité, tous d'avouer ne les avoir jamais vus, tous d'écrire comme pour fixer un rendez-vous, pour quémander une audience, personne n'a tout de même le culot de dire moi j'en suis, certains disent qu'il n'existent pas parce qu'ils n'ont pas été contactés, d'autres disent qu'ils existent justement pour être contactés.

– Et les Rose-Croix, muets.

– Comme des carpes.

– Ouvre la bouche. Il te faut de la mamaia.

– Un délice. En attendant débute la guerre de Trente Ans et Johann Valentin Andreae écrit une Turris Babel pour promettre que dans l'année l'Antéchrist sera vaincu, tandis qu'un certain Ireneus Agnostus écrit un Tintinnabulum sophorum...

– Super le tintinnabulum !

– ... où je ne comprends pas ce que foutre il dit, mais il est certain que Campanella ou quelqu'un à sa place intervient dans la Monarchie Espagnole et dit que toute l'histoire rose-croix est un divertissement d'esprits corrompus... Et puis ça suffit, entre 1621 et 1623 ils arrêtent tous.

– Comme ça ?

– Comme ça. Ils se sont lassés. Comme les Beatles. Mais seulement en Allemagne. Parce qu'on dirait l'histoire d'un nuage toxique. Il se déplace en France. Par une belle matinée de l'an 1623, apparaissent sur les murs de Paris des manifestes rose-croix qui avertissent les bons citoyens que les députés du collège principal de la confrérie se sont transférés là-bas et sont prêts à ouvrir les inscriptions. Cependant, selon une autre version, les manifestes disent clair et net qu'il s'agit de trente-six invisibles dispersés de par le monde en groupes de six, et qui ont le pouvoir de rendre invisibles leurs adeptes... Crénom, de nouveau les trente-six...