– Lesquels ?
– Ceux de mon document des Templiers.
– Des gens sans imagination. Et puis ?
– Et puis il en découle une folie collective ; qui les défend, qui veut les connaître, qui les accuse de diabolisme, alchimie et hérésie, avec Astaroth qui intervient pour les rendre riches, puissants, capables de voler en un clin d'œil d'un lieu à un autre, bref, le scandale du jour.
– Rusés, ces Rose-Croix. Il n'y a rien de tel qu'un lancement à Paris pour devenir à la mode.
– On dirait que tu as raison, parce que écoute un peu ce qui se passe, mamma mia quelle époque. Descartes, lui en personne, au cours des années précédentes s'était rendu en Allemagne et les avait cherchés, mais son biographe dit qu'il ne les avait pas trouvés car, nous le savons, ils circulaient sous des apparences trompeuses. Quand il revient à Paris, après l'apparition des manifestes, il apprend que tout le monde le considère comme un Rose-Croix. Par les temps qui couraient, ce n'était pas une belle renommée, et ça ennuyait aussi son ami Mersenne qui, contre les Rose-Croix, tempêtait déjà en les traitant de misérables, subversifs, magiciens, kabbalistes, dont la seule intention était de semer des doctrines perverses. Et alors, qu'est-ce qu'il va te combiner, le Descartes ? Il se fait voir à droite et à gauche, partout où il peut. Et puisque tout le monde le voit, et c'est incontestable, c'est signe qu'il n'est pas invisible, donc pas Rose-Croix.
– Ça c'est de la méthode.
– Il ne suffisait certes pas de nier. Ils avaient fait les choses de telle sorte que, si un type venait à ta rencontre et te disait bonsoir, je suis un Rose-Croix, c'était signe qu'il ne l'était pas. Le Rose-Croix qui se respecte ne le dit pas. Mieux, il le nie à voix bien haute.
– Mais on ne peut pas dire que celui qui affirme n'être pas un Rose-Croix l'est forcément, parce que moi je dis que je ne le suis pas, et ce n'est pas pour ça que je le suis.
– Mais le nier est déjà un indice suspect.
– Non. Car que fait le Rose-Croix quand il a compris que les gens ne croient pas ceux qui disent l'être et soupçonnent ceux qui disent ne l'être pas ? Il commence à dire qu'il l'est pour faire croire qu'il ne l'est pas.
– Diable. Alors dorénavant tous ceux qui disent être Rose-Croix mentent, et par conséquent ils le sont vraiment! Ah non non, Amparo, ne tombons pas dans leur piège. Eux, ils ont des espions partout, jusque sous ce lit, et donc ils savent désormais que nous savons. Donc ils disent qu'ils ne le sont pas.
– Mon amour, à présent j'ai peur.
– Sois calme, mon amour ; je suis ici moi qui suis stupide, quand ils disent qu'ils ne le sont pas, moi je crois qu'ils le sont, et comme ça je les démasque tout de suite. Le Rose-Croix démasqué devient inoffensif, et tu le fais sortir par la fenêtre en agitant le journal.
– Et Agliè ? Lui il tente de nous faire croire qu'il est le comte de Saint-Germain. Évidemment afin que nous pensions qu'il ne l'est pas. Donc il est Rose-Croix. Ou non ?
– Ecoute Amparo, on dort ?
– Ah ! non, maintenant je veux entendre la fin.
– Bouillie générale. Tous Rose-Croix. En 27 paraît la Nouvelle Atlantide de Bacon et les lecteurs pensent qu'il parlait du pays des Rose-Croix, même s'il ne les nommait jamais. Le pauvre Johann Valentin Andreae meurt en continuant à se parjurer : ou ça n'avait pas été lui ou si ç'avait été lui c'était pour rire, mais maintenant la chose est faite. Avantagés par leur non-être, les Rose-Croix sont partout.
– Comme Dieu.
– A présent que tu m'y fais penser... Voyons, Matthieu, Luc, Marc et Jean sont une bande de joyeux compères qui se réunissent quelque part et décident de faire un concours, inventent un personnage, établissent un petit nombre de faits essentiels et puis allez, pour le reste chacun est libre et puis on voit qui a mieux fait. Après quoi les quatre récits finissent dans les mains d'amis qui commencent à pontifier, Matthieu est assez réaliste mais il insiste trop avec cette affaire du messie, Marc n'est pas mal mais un peu désordonné, Luc est élégant, il faut bien l'admettre, Jean exagère avec la philosophie... mais en somme les livres plaisent, circulent de main en main, et, quand les quatre hommes se rendent compte de ce qui se passe, il est trop tard, Paul a déjà rencontré Jésus sur le chemin de Damas, Pline commence son enquête sur ordre de l'empereur soucieux, une légion d'apocryphes font semblant d'en savoir long eux aussi... toi, apocryphe lecteur, mon semblable, mon frère... Pierre se monte la tête, se prend au sérieux, Jean menace de dire la vérité, Pierre et Paul le font capturer, on l'enchaîne dans l'île de Patmos et le pauvret commence à avoir des visions, il voit les sauterelles sur le montant de son lit, faites taire ces trompettes, d'où vient tout ce sang... Et les autres de dire qu'il boit, que c'est l'artériosclérose... Et si ça s'était vraiment passé comme ça ?
– Ça s'est passé comme ça. Lis Feuerbach au lieu de tes vieux bouquins.
– Amparo, c'est l'aube.
– On est fous.
– L'aurore aux doigts de rosecroix caresse doucement l'onde...
– Oui, fais comme ça. C'est Yemanjá, écoute, elle vient.
– Fais-moi des ludibria...
– Oh le Tintinnabulum !
– Tu es mon Atalanta Fugiens...
– Oh la Turris Babel...
– Je veux les Arcana Arcanissima, la Toison d'or, pâle et rose comme un coquillage marin...
– Chuuut... Silentium post clamores », dit-elle.
– 31 –
Il est probable que la plupart des prétendus Rose-Croix, communément désignés comme tels, ne furent véritablement que des Rosicruciens... On peut même être assuré qu'ils ne l'étaient point, et cela du seul fait qu'ils faisaient partie de telles associations, ce qui peut sembler paradoxal et même contradictoire à première vue, mais est pourtant facilement compréhensible...
René GUÉNON, Aperçu sur l'initiation, Paris, Éditions Traditionnelles, 1981, XXXVIII, p. 241.
Nous revînmes à Rio et je repris mon travail. Un jour, dans une revue illustrée, je vis qu'il existait dans la ville un Ordre de la Rose-Croix Ancien et Accepté. Je proposai à Amparo d'aller donner un coup d'œil, et elle me suivit à contrecoeur.
Le siège se trouvait dans une rue secondaire, à l'extérieur il y avait une vitrine avec des statuettes en plâtre qui reproduisaient Chéops, Néfertiti, le Sphinx.
Séance plénière justement cet après-midi-là : « Les Rose-Croix et l'Umbanda ». Orateur, un certain professeur Bramanti, Référendaire de l'Ordre en Europe, Chevalier Secret du Grand Prieuré In Partibus de Rhodes, Malte et Thessalonique.
Nous décidâmes d'entrer. L'endroit était plutôt mal arrangé, décoré de miniatures tantriques qui représentaient le serpent Kundalinî, celui que les Templiers voulaient réveiller avec leur baiser sur le derrière. Je me dis qu'en fin de compte cela ne valait pas la peine de traverser l'Atlantique pour découvrir le Nouveau Monde, étant donné que j'aurais pu voir la même chose au siège de la Picatrix.
Derrière une table recouverte d'un drap rouge, et devant un parterre plutôt clairsemé et assoupi, se trouvait Bramanti, un monsieur corpulent que, n'eût été sa masse, on aurait pu taxer de tapir. Il avait déjà commencé à parler, avec rondeur oratoire, mais pas depuis longtemps parce qu'il s'entretenait des Rose-Croix au temps de la XVIIIe dynastie, sous le règne d'Ahmôsis Ier.
Quatre Seigneurs Voilés veillaient sur l'évolution de la race qui, vingt-cinq mille ans avant la fondation de Thèbes, avait donné naissance à la civilisation du Sahara. Le pharaon Ahmôsis, influencé par eux, avait fondé une Grande Fraternité Blanche, gardienne de cette sagesse prédiluvienne que les Égyptiens possédaient sur le bout des doigts. Bramanti soutenait qu'il avait des documents (naturellement inaccessibles aux profanes) qui remontaient aux sages du Temple de Karnak et à leurs archives secrètes. Le symbole de la rose et de la croix avait été ensuite conçu par le pharaon Akhenaton. Quelqu'un a le papyrus, disait Bramanti, mais ne me demandez pas qui.