Dans la ruchée de la Grande Fraternité Blanche, s'étaient formés Hermès Trismégiste, dont l'influence sur la Renaissance italienne était aussi irréfutable que son influence sur la Gnose de Princeton, Homère, les druides des Gaules, Salomon, Solon, Pythagore, Plotin, les esséniens, les thérapeutes, Joseph d'Arimathie qui a apporté le Graal en Europe, Alcuin, le roi Dagobert, saint Thomas, Bacon, Shakespeare, Spinoza, Jacob Bœhme et Debussy, Einstein. Amparo me murmura qu'il lui semblait ne manquer que Néron, Cambronne, Géronimo, Pancho Villa et Buster Keaton.
En ce qui concerne l'influence des Rose-Croix originaires sur le christianisme, Bramanti relevait, pour qui n'aurait pas encore fait le rapprochement, que ce n'était pas un hasard si la légende voulait que Jésus fût mort sur la croix.
Les sages de la Grande Fraternité Blanche étaient les mêmes qui avaient fondé la première loge maçonnique aux temps du roi Salomon. Que Dante fût Rose-Croix et maçon – comme d'autre part saint Thomas – c'était inscrit en toutes lettres dans son œuvre. Dans les chants XXIV et XXV du Paradis, on trouve le triple baiser du prince rose-croix, le pélican, les tuniques blanches, les mêmes que celles des vieillards de l'Apocalypse, les trois vertus théologales des chapitres maçonniques (Foi, Espérance et Charité). En effet, la fleur symbolique des Rose-Croix (la rose blanche des chants XXX et XXXI) a été adoptée par l'Église de Rome comme figure de la Mère du Sauveur – d'où la Rosa Mystica des litanies.
Et que les Rose-Croix eussent traversé les siècles médiévaux était proclamé non seulement par leur infiltration chez les Templiers, mais par des documents beaucoup plus explicites. Bramanti citait un certain Kiesewetter qui, à la fin du siècle passé, avait démontré que les Rose-Croix du Moyen Âge avaient fabriqué quatre quintaux d'or pour le prince électeur de Saxe, preuve en main la page précise du Theatrum Chemicum publié à Strasbourg en 1613. Cependant, rares sont ceux qui ont remarqué les références templières dans la légende de Guillaume Tell : Tell taille sa flèche dans une branche de gui,
plante de la mythologie aryenne, et atteint la pomme, symbole du troisième œil activé par le serpent Kundalinî – et on sait que les Aryens venaient de l'Inde, où iront se cacher les Rose-Croix lorsqu'ils abandonnent l'Allemagne.
Quant aux différents mouvements qui prétendent renouer, fût-ce avec beaucoup de puérilité, avec la Grande Fraternité Blanche, Bramanti reconnaissait par contre comme assez orthodoxe le Rosicrucian Fellowship de Max Heindel, mais seulement parce que dans ce milieu s'était formé Allan Kardec. Tout le monde sait que Kardec a été le père du spiritisme, et que c'est à partir de sa théosophie, qui envisage le contact avec les âmes des trépassés, que s'est formée la spiritualité umbanda, gloire du très noble Brésil. Dans cette théosophie, Aum Bhandà est une expression sanscrite qui désigne le principe divin et la source de la vie (« Ils nous ont de nouveau trompés, murmura Amparo, même umbanda n'est pas un mot à nous, d'africain il n'a que le son. »)
La racine est Aum ou Um, qui de fait est le Om bouddhiste et le nom de Dieu dans la langue adamique. Um est une syllabe qui, prononcée exactement, se tranforme en un puissant mantra et provoque des courants fluidiques d'harmonie dans la psyché à travers la siakra ou Plexus Frontal.
« C'est quoi le plexus frontal ? demanda Amparo. Un mal incurable ? »
Bramanti précisa qu'il fallait distinguer entre les vrais Rose-Croix, héritiers de la Grande Fraternité Blanche, évidemment secrets, comme l'Ordre Ancien et Accepté qu'indignement il représentait, et les « rosicruciens », c'est-à-dire tous ceux qui, pour des raisons d'intérêt personnel, s'inspireraient de la mystique rose-croix sans y avoir droit. Il recommanda au public de ne prêter foi à aucun rosicrucien qui se qualifierait de Rose-Croix.
Amparo observa que tout Rose-Croix est le rosicrucien de l'autre.
Un imprudent au milieu du public se leva et lui demanda comment il se faisait que son ordre prétendait à l'authenticité, alors qu'il violait la règle du silence, caractéristique de tout véritable adepte de la Grande Fraternité Blanche.
Bramanti se leva à son tour et dit : « Je ne savais pas que même ici s'infiltraient des provocateurs à la solde du matérialisme athée. Dans ces conditions, je ne parle plus. » Et il sortit, non sans une certaine majesté.
Ce soir-là Agliè téléphona, demandant de nos nouvelles et nous avertissant que le lendemain nous serions enfin invités à un rite. En attendant, il me proposait de boire quelque chose. Amparo avait une réunion politique avec ses amis ; je me rendis seul au rendez-vous.
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Valentiniani... nihil magis curant quam occultare quod praedicant : si tamen praedicant, qui occultant... Si bona fide quaeres, concreto vultu, suspenso supercilio – altum est – aiunt. Si subtiliter tentes, per ambiguitates bilingues communem fidem affirmant. Si scire te subostendas, negant quidquid agnoscunt... Habent artificium quo prius persuadeant, quam edoceant.
TERTULLIEN, Adversus Valentinianos.
Agliè m'invita à visiter un endroit où on faisait encore une batida comme seuls savent les faire des hommes sans âge. Nous sortîmes, en quelques pas, de la civilisation de Carmen Miranda, et je me retrouvai dans un lieu obscur, où des natifs du pays fumaient un tabac gras comme une saucisse, roulé en cordes de vieux marin. On manipulait les câbles avec le bout des doigts, on en obtenait des feuilles larges et transparentes, et on les roulait dans des papiers de paille huileuse. Il fallait rallumer souvent, mais on comprenait ce qu'était le tabac quand le découvrit sir Walter Raleigh.
Je lui racontai mon aventure de l'après-midi.
« Les Rose-Croix aussi, maintenant ? Votre désir de savoir est insatiable, mon ami. Mais ne prêtez pas l'oreille à ce que disent ces fous. Ils parlent tous de documents irréfutables, mais personne ne les a jamais montrés. Ce Bramanti, je le connais. Il habite à Milan, sauf qu'il va de par le monde pour répandre son verbe. Il est inoffensif, mais il croit encore à Kiesewetter. Des légions de rosicruciens s'appuient sur cette page du Theatrum Chemicum. Mais si vous allez le consulter – et, en toute modestie, il fait partie de ma petite bibliothèque milanaise – la citation ne s'y trouve pas.
– Un rigolo, ce monsieur Kiesewetter.
– Des plus cités. C'est que les occultistes du XIXe siècle aussi ont été victimes de l'esprit du positivisme : une chose n'est vraie que si on peut la prouver. Voyez le débat sur le Corpus Hermeticum. Quand il fut introduit en Europe, au XVe siècle, Pic de La Mirandole, Ficin et bien d'autres personnes de grande sagesse, virent la vérité : ce devait être l'œuvre d'une très ancienne sapience, antérieure aux Égyptiens, antérieure à Moïse lui-même, parce qu'on y trouve déjà des idées que plus tard énonceraient Platon et Jésus.
– Comment plus tard ? Ce sont les mêmes arguments de Bramanti sur Dante maçon. Si le Corpus répète les idées de Platon et de Jésus, cela signifie qu'il a été écrit après eux !