– Vous voyez ? Vous aussi. Et en effet ce fut l'argument des philologues modernes, qui y ajoutèrent aussi de fumeuses analyses linguistiques pour montrer que le Corpus avait été écrit entre le IIe et le IIIe siècle de notre ère. Comme qui dirait que Cassandre était née après Homère parce qu'elle savait déjà que Troie serait détruite. C'est une illusion moderne de croire que le temps est une succession linéaire et orientée, qui va de A vers B. Il peut aussi aller de B vers A, et l'effet produit la cause... Qu'est-ce que cela veut dire venir avant et venir après ? Votre splendide Amparo vient avant ou après ses ancêtres confus ? Elle est trop belle – si vous permettez un jugement sans passion à qui pourrait être son père. Elle vient donc avant. Elle est l'origine mystérieuse de ce qui a contribué à la créer.
– Mais à ce point...
– C'est le concept de " ce point " qui est erroné. Les points sont placés par la science, après Parménide, pour établir d'où à où quelque chose se meut. Rien ne se meut, et il y a un seul point, le point d'où s'engendrent en un même instant tous les autres points. L'ingénuité des occultistes du XIXe siècle, et de ceux de notre temps, c'est de démontrer la vérité de la vérité avec les méthodes du mensonge scientifique. Il ne faut pas raisonner selon la logique du temps, mais selon la logique de la Tradition. Tous les temps se symbolisent entre eux, et donc le Temple invisible des Rose-Croix existe et a existé en tout temps, indépendamment des flux de l'histoire, de votre histoire. Le temps de la révélation dernière n'est pas le temps des horloges. Ses liens s'établissent dans le temps de " l'histoire subtile " où les avant et les après de la science comptent fort peu.
– Mais en somme, tous ceux qui soutiennent l'éternité des Rose-Croix...
– Des bouffons scientistes parce qu'ils cherchent à prouver ce qu'on doit au contraire savoir, sans démonstration. Vous croyez que les fidèles que nous verrons demain soir savent ou sont en mesure de démontrer tout ce que leur a dit Kardec ? Ils savent parce qu'ils sont disposés à savoir. Si nous avions tous gardé cette sensibilité au secret, nous serions éblouis de révélations. Il n'est pas nécessaire de vouloir, il suffit d'être disposé.
– Mais en somme, et je m'excuse si je suis banal, les Rose-Croix existent ou pas ?
– Que signifie exister ?
– A vous l'honneur.
– La Grande Fraternité Blanche, que vous les appeliez Rose-Croix, que vous les appeliez chevalerie spirituelle dont les Templiers sont une incarnation occasionnelle, est une cohorte de sages, peu, très peu d'élus, qui voyage à travers l'histoire de l'humanité pour préserver un noyau de sapience éternelle. L'histoire ne se développe pas au hasard. Elle est l'œuvre des Seigneurs du Monde, auxquels rien n'échappe. Naturellement, les Seigneurs du Monde se défendent par le secret. Et donc, chaque fois que vous rencontrerez quelqu'un qui se dit Seigneur, ou Rose-Croix, ou Templier, celui-là mentira. Il faut les chercher ailleurs.
– Mais alors cette histoire continue à l'infini ?
– C'est ainsi. Et c'est l'astuce des Seigneurs.
– Mais qu'est-ce qu'ils veulent que les gens sachent ?
– Qu'il y a un secret. Autrement pourquoi vivre, si tout était ainsi qu'il apparaît ?
– Et quel est le secret ?
– Ce que les religions révélées n'ont pas su dire. Le secret se trouve au-delà. »
– 33 –
Les visions sont blanc, bleu, blanc rouge clair; enfin elles sont mixtes ou toutes blanches, couleur de flamme de bougie blanche, vous verrez des étincelles, vous sentirez la chair de poule par tout votre corps, tout cela annonce le principe de la traction que la chose fait avec celui qui travaille.
PAPUS, Martines de Pasqually, Paris, Chamuel, 1895, p. 92.
Vint le soir promis. Comme à Salvador, c'est Agliè qui passa nous chercher. La tente où se déroulerait la session, ou gira, était dans une zone plutôt centrale, si on peut parler de centre dans une ville qui étend ses langues de terre au milieu de ses collines, jusqu'à lécher la mer, si bien que vue d'en haut, éclairée dans le soir, elle a l'air d'une chevelure avec des plaques sombres d'alopécie.
« Vous vous souvenez, ce soir il s'agit d'umbanda. On n'aura pas de possession de la part des orlxás mais des eguns, qui sont des esprits de trépassés. Et puis de la part de l'Exu, l'Hermès africain que vous avez vu à Bahia, et de sa compagne, la Pomba Gira. L'Exu est une divinité yoruba, un démon enclin au maléfice et à la plaisanterie, mais il existait un dieu facétieux dans la mythologie amérindienne aussi.
– Et les trépassés, qui sont-ils ?
– Pretos velhos et caboclos. Les pretos velhos sont de vieux sages africains qui ont guidé leur gent au temps de la déportation, comme Rei Congo ou Pai Agostinho... Ils sont le souvenir d'une phase mitigée de l'esclavagisme, quand le nègre n'est plus un animal et devient un ami de la famille, un oncle, un grand-père. Les caboclos sont par contre des esprits indios, des forces vierges, la pureté de la nature originelle. Dans l'umbanda les orixás africains restent à l'arrière-plan, désormais tout à fait syncrétisés avec les saints catholiques, et n'interviennent que ces entités. Ce sont elles qui produisent la transe : le médium, le cavalo, à un certain point de la danse sent qu'il est pénétré par une entité supérieure et perd la conscience de soi. Il danse, tant que l'entité divinité ne l'a pas abandonné, et après il se sentira mieux, limpide et purifié.
– Les bienheureux, dit Amparo.
– Bienheureux oui, dit Agliè. Ils entrent en contact avec la terre mère. Ces fidèles ont été déracinés, jetés dans l'horrible creuset de la ville et, comme disait Spengler, l'Occident mercantile, au moment de la crise, s'adresse de nouveau au monde de la terre. »
Nous arrivâmes. De l'extérieur la tente avait l'air d'un édifice ordinaire : là aussi on entrait par un jardinet, plus modeste que celui de Bahia, et devant la porte du barracão, une sorte de magasin, nous trouvâmes la statuette de l'Exu, déjà entourée d'offrandes propitiatoires.
Tandis que nous entrions, Amparo me tira de côté : « Moi j'ai déjà tout compris. Tu n'as pas entendu ? Le tapir de la conférence parlait d'époque aryenne, celui-ci parle du déclin de l'Occident, Blut und Boden, sang et terre, c'est du pur nazisme.
– Ce n'est pas aussi simple, mon amour, nous sommes sur un autre continent.
– Merci pour l'information. La Grande Fraternité Blanche ! Elle vous a conduit à manger votre Dieu.
– Ça, ce sont les catholiques, mon amour, ce n'est pas la même chose.
– C'est la même chose, tu n'as pas entendu. Pythagore, Dante, la Vierge Marie et les maçons. Toujours pour nous posséder nous. Faites l'umbanda, ne faites pas l'amour.
– Alors la syncrétisée c'est toi. Allons voir, allons. Ça aussi c'est de la culture.
– Il n'y a qu'une seule culture : pendre le dernier prêtre avec les boyaux du dernier Rose-Croix. »
Agliè nous fit signe d'entrer. Si l'extérieur s'avérait modeste, l'intérieur éclatait en une flambée de couleurs violentes. C'était une salle quadrangulaire, avec une partie réservée à la danse des cavalos, l'autel au fond, protégée par une grille derrière laquelle se dressait l'estrade des tambours, les atabaques. L'espace rituel était encore vide, tandis que par-delà la grille s'agitait déjà une foule composite : fidèles, curieux, Blancs et Noirs mélangés, d'entre lesquels se détachaient les médiums et leurs assistants, les cambonos, habillés de blanc, certains les pieds nus, d'autres avec des tennis. L'autel me frappa aussitôt : pretos velhos, caboclos aux plumes multicolores, des saints qui auraient pu ressembler à des pains de sucre, n'eussent été leurs dimensions pantagruéliques, saint Georges avec sa cuirasse scintillante et le manteau écarlate, les saints Côme et Damien, une Vierge transpercée d'épées, et un Christ impudiquement hyperréaliste, les bras ouverts comme le rédempteur de Corcovado, mais en couleur. Manquaient les orixás, mais on en ressentait la présence dans les visages des assistants et dans les effluves douceâtres de canne et de nourritures cuites, dans l'odeur âcre de tant de transpirations dues à la chaleur et à l'excitation pour la gira imminente.