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En haut, je traverse les salles des métiers, de l'énergie, de l'électricité, aussi bien dans ces vitrines je n'aurais pas pu me cacher. Au fur et à mesure que je découvrais ou saisissais par intuition le sens de ces séries, j'étais pris par l'anxiété de n'avoir pas le temps de trouver la cachette pour assister à la révélation nocturne de leur raison secrète. Maintenant je me déplaçais en homme traqué – par ma montre et par l'horrible avancée du nombre. La terre tournait, inexorable, l'heure approchait, d'ici peu on me chasserait.

Jusqu'au moment où, ayant parcouru la galerie des dispositifs électriques, j'arrivai à la petite salle des verres. Par quel illogisme avait-on disposé qu'au-delà des appareils les plus avancés et coûteux de l'ingéniosité moderne il dût se trouver une zone réservée à des pratiques qui furent connues des Phéniciens, il y a des millénaires ? Salle mélangée que celle-ci, où alternaient porcelaines chinoises et vases androgynes Lalique, poteries, baccaroteries, et au fond, dans une châsse énorme, grandeur nature et à trois dimensions, un lion qui tuait un serpent. La raison apparente de cette présence était que le groupe figuré avait été entièrement réalisé en pâte de verre ; mais il devait y avoir une autre raison, emblématique celle-là... Je cherchais à me rappeler où j'avais déjà aperçu cette image. Et puis je me souvins. Le Démiurge, l'odieux produit de la Sophia, le premier archonte, Ildabaoth, le responsable du monde et de son radical défaut, avait la forme d'un serpent et d'un lion, et ses yeux jetaient une lumière de feu. Le Conservatoire tout entier était peut-être une image du processus infâme à cause de quoi, de la plénitude du premier principe, le Pendule, et de l'éclat du Plérome, d'éons en éons, l'Ogdoade se délite et on parvient au royaume cosmique où règne le Mal. Mais alors, ce serpent, et ce lion, me signifiaient que mon voyage initiatique – hélas à rebours – était désormais terminé, et que d'ici peu je reverrais le monde, non point tel qu'il doit être, mais tel qu'il est.

Et en effet, je remarquai que dans l'angle droit, contre une fenêtre, se trouvait la guérite du Périscope. J'entrai. Je me trouvai devant une plaque de verre, comme un tableau de bord sur lequel je voyais se dérouler les images d'un film, très floues, une section de ville. Puis je me rendis compte que l'image était projetée par un autre écran, situé au-dessus de ma tête, où elle apparaissait à l'envers, et ce second écran était l'oculaire d'un périscope rudimentaire, fait pour ainsi dire de deux grosses boîtes encastrées à angle obtus, avec la boîte la plus longue qui s'avançait en guise de tube hors de la guérite, sur ma tête et dans mon dos, atteignant une fenêtre supérieure d'où, certainement par un jeu intérieur de lentilles qui lui consentait un grand angle de vision, il captait les images extérieures. Calculant le parcours que j'avais fait en montant, je compris que le périscope me permettait de voir l'extérieur comme si je regardais par les vitraux supérieurs de l'abside de Saint-Martin – comme si je regardais, accroché au Pendule, dernière vision d'un pendu. J'adaptai mieux ma pupille à cette image blafarde : je pouvais maintenant voir la rue Vaucanson, sur laquelle donnait le choeur, et la rue Conté, qui prolongeait idéalement la nef. La rue Conté débouchait sur la rue Montgolfier à gauche et la rue de Turbigo à droite, deux bars aux coins, Le Week End et La Rotonde, et droit devant une façade sur laquelle se détachait l'inscription, que je déchiffrai non sans difficulté, LES CRÉATIONS JACSAM. Le périscope. Pas si évident que ça, qu'il fût dans la salle des verreries au lieu de se trouver dans celle des instruments d'optique, signe qu'il était important que la prospection de l'extérieur advînt dans cet endroit, avec cette orientation-là, mais je ne comprenais pas les raisons du choix. Pourquoi ce cubiculum, positiviste et vernien, à côté du rappel emblématique du lion et du serpent ?

En tout cas, si j'avais la force et le courage de passer là encore quelques dizaines de minutes, peut-être le gardien ne me verrait-il pas.

Et sous-marin je restai pendant une durée qui me sembla très longue. J'entendais les pas des retardataires, le pas des derniers gardiens. Je fus tenté de me tapir sous le tableau de bord, pour mieux échapper à un éventuel coup d'œil distrait, puis je me retins parce que, en demeurant debout, à supposer qu'on me découvrît, j'aurais toujours pu faire semblant d'être un visiteur absorbé, planté là pour jouir du prodige.

Peu après les lumières s'éteignirent et la salle s'enveloppa de pénombre, la guérite devint moins sombre, faiblement éclairée par l'écran que je continuais à fixer parce qu'il représentait mon ultime contact avec le monde.

La prudence voulait que je reste planté sur mes pieds, et si les pieds me faisaient mal, accroupi, au moins pendant deux heures. L'heure de la fermeture pour les visiteurs ne coïncide pas avec celle de la sortie des employés. Je fus pris de terreur en pensant au nettoyage : et si on avait commencé maintenant à astiquer toutes les salles, dans les moindres recoins ? Et puis je pensai que, le musée ouvrant tard le matin, le personnel de service travaillerait à la lumière du jour et pas le soir venu. Il devait en aller ainsi, du moins dans les salles supérieures, parce que je n'entendais plus passer personne. Rien que des bourdonnements lointains, quelques bruits secs, peut-être des portes qui se fermaient. Il fallait que je reste immobile. J'aurais le temps de regagner l'église entre dix et onze heures, peut-être après, car les Seigneurs ne devaient venir que vers minuit.

A ce moment-là, un groupe de jeunes sortait de la Rotonde. Une fille passait dans la rue Conté, en tournant dans la rue Montgolfier. Ce n'était pas un quartier très fréquenté, résisterais-je des heures et des heures en regardant le monde insipide que j'avais derrière moi ? Mais si le périscope était ici, n'aurait-il pas dû m'envoyer des messages d'une certaine et secrète importance ? Je sentais venir l'envie d'uriner : il fallait que je n'y pense pas, c'était nerveux.

Que de choses vous viennent à l'esprit quand vous êtes seul et clandestin dans un périscope. Ce doit être la sensation de qui se cache dans la soute d'un navire pour émigrer loin. De fait, le but final devait être la statue de la Liberté, avec le diorama de New York. J'aurais pu me laisser surprendre par la somnolence, peut-être aurait-ce été un bien. Non, j'aurais pu me réveiller trop tard...

Le plus à craindre aurait été une crise d'angoisse : quand vous avez la certitude que dans un instant vous allez crier. Périscope, submersible, bloqué sur le fond, peut-être autour de vous déjà nagent les grands poissons noirs des abysses, et vous ne les voyez pas, et vous seul savez que l'air est en train de vous manquer...

Je respirai profondément plusieurs fois. Concentration. L'unique chose qui, en ces moments-là, ne vous trahit pas, c'est la liste des commissions. Revenir aux faits, les énumérer, en déterminer les causes, les effets. J'en suis arrivé là pour ça, et pour cet autre motif...

Surgirent les souvenirs, clairs, précis, ordonnés. Les souvenirs des trois derniers jours frénétiques, puis des deux dernières années, entremêlés avec les souvenirs de quarante ans en arrière, comme je les avais retrouvés en violant le cerveau électronique de Jacopo Belbo.

Je me souviens (et je me souvenais), pour donner un sens au désordre de notre création ratée. A présent, comme l'autre soir dans le périscope, je me contracte en un point lointain de mon esprit pour qu'en émane une histoire. Comme le Pendule. Diotallevi me l'avait dit, la première sefira est Kétér, la Couronne, l'origine, le vide primordial. Il créa d'abord un point, qui devint la Pensée, où il dessina toutes les figures... Il était et n'était pas, enfermé dans le nom et échappé au nom, il n'avait encore d'autre nom que « Qui ? », pur désir d'être appelé par un nom... Au commencement, il traça des signes dans l'aura, une flamme sombre surgit de son fond le plus secret, comme une brume sans couleur qui donnerait forme à l'informe, et sitôt qu'elle commença à s'étendre, se forma en son centre une source jaillissante de flammes qui se déversèrent pour éclairer les sefirot inférieures, en bas jusqu'au Royaume.