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Je la vis se jeter d'un coup au milieu de la danse, s'arrêter, le visage anormalement tendu vers le haut, le cou presque rigide, puis s'abandonner sans mémoire à une sarabande lascive, avec ses mains qui suggéraient l'offrande de son propre corps. « A Pomba Gira, a Pomba Gira ! » s'écrièrent quelques-uns, heureux du miracle, parce que ce soir-là la diablesse ne s'était pas encore manifestée : O seu manto é de veludo, rebordado todo em ouro, o seu garfo é de prata, muito grande é seu tesouro... Pomba Gira das Almas, vem toma cho cho...

Je n'osai pas intervenir. Peut-être accélérai-je les battements de ma verge de métal pour m'unir charnellement à ma maîtresse, ou à l'esprit chthonien qu'elle incarnait.

Les cambonos prirent soin d'elle ; ils lui firent revêtir la robe rituelle, la soutinrent tandis qu'elle terminait sa transe, brève mais intense. Ils l'accompagnèrent s'asseoir quand désormais elle était moite de sueur et respirait péniblement. Elle refusa d'accueillir ceux qui accouraient mendier des oracles, et elle se mit à pleurer.

La gira touchait à sa fin ; j'abandonnai l'estrade et me précipitai auprès d'elle; Agliè était déjà en train de lui masser légèrement les tempes.

« Quelle honte, disait Amparo, moi qui n'y crois pas, moi qui ne voulais pas, mais comment ai-je pu ?

– Ça arrive, ça arrive, lui disait Agliè avec douceur.

– Mais alors, il n'y a point de rédemption, pleurait Amparo, je suis encore une esclave. Va-t'en, toi, me dit-elle avec rage, je suis une sale pauvre négresse, donnez-moi un maître, je le mérite !

– Ça arrivait aussi aux blonds Achéens, la réconfortait Agliè. C'est la nature humaine... »

Amparo demanda qu'on la conduisît aux toilettes. Le rite se terminait. Seule au milieu de la salle l'Allemande dansait encore, après avoir suivi d'un regard envieux ce qui était arrivé à Amparo. Mais elle remuait maintenant avec une obstination résignée.

Amparo revint après une dizaine de minutes, alors que nous prenions déjà congé du pai-de-santo, qui se réjouissait pour la splendide réussite de notre premier contact avec le monde des morts.

Agliè roula en silence dans la nuit désormais bien avancée ; il fit le geste de nous saluer quand il s'arrêta devant notre hôtel. Amparo dit qu'elle préférait monter seule. « Pourquoi ne vas-tu pas faire deux pas, me dit-elle, reviens quand je serai déjà endormie. Je prendrai un comprimé. Excusez-moi tous les deux. Je vous l'ai dit, je dois avoir mangé quelque chose de mauvais. Toutes ces filles avaient mangé et bu quelque chose de mauvais. Je hais mon pays. Bonne nuit. »

Agliè comprit mon malaise et me proposa d'aller nous asseoir dans un bar de Copacabana, ouvert toute la nuit.

Je me taisais. Agliè attendit que je commence à siroter ma batida, puis il rompit le silence, et la gêne.

« La race, ou la culture, si vous voulez, constituent une part de notre inconscient. Et une autre part est habitée par des figures archétypiques, égales pour tous les hommes et pour tous les siècles. Ce soir, le climat, l'atmosphère, ont affaibli notre vigilance à tous ; vous l'avez éprouvé sur vous-même. Amparo a découvert que les orixás, qu'elle croyait avoir détruits dans son coeur, habitaient encore dans son ventre. Ne croyez pas que ce fait soit positif à mes yeux. Vous m'avez entendu parler avec respect de ces énergies surnaturelles qui vibrent autour de nous dans ce pays. Mais ne croyez pas que je voie avec une sympathie particulière les pratiques de possession. Être un initié et être un mystique, ce n'est pas la même chose. L'initiation, la compréhension intuitive des mystères que la raison ne peut expliquer, est un processus abyssal, une lente transformation de l'esprit et du corps, qui peut amener à l'exercice de qualités supérieures et jusqu'à la conquête de l'immortalité, mais c'est quelque chose d'intime, de secret. Elle ne se manifeste pas à l'extérieur, elle est pudique, et surtout elle est faite de lucidité et de détachement. C'est pour cela que les Seigneurs du Monde sont des initiés, mais ils ne s'abandonnent pas à la mystique. Le mystique est pour eux un esclave, le lieu d'une manifestation du numineux, à travers lequel on épie les symptômes d'un secret. L'initié encourage le mystique, il s'en sert comme vous vous servez d'un téléphone, pour établir des contacts à distance, comme le chimiste se sert du papier tournesol pour savoir qu'en un certain lieu agit une substance. Le mystique est utile parce qu'il est théâtral, il s'exhibe. Les initiés, par contre, se reconnaissent seulement entre eux. L'initié contrôle les forces dont pâtit le mystique. En ce sens, il n'y a pas de différence entre la possession des cavalos et les extases de sainte Thérèse d'Avila ou de san Juan de la Cruz. Le mysticisme est une forme dégradée de contact avec le divin. L'initiation est le fruit d'une longue ascèse de l'esprit et du cœur. Le mysticisme est un phénomène démocratique, sinon démagogique, l'initiation est aristocratique.

– Un fait mental et non charnel ?

– En un certain sens. Votre Amparo surveillait férocement son esprit et ne se gardait pas de son corps. Le laïc est plus faible que nous. »

Il était très tard. Agliè me révéla qu'il s'apprêtait à quitter le Brésil. Il me laissa son adresse à Milan.

Je rentrai à l'hôtel et trouvai Amparo endormie. Je m'allongeai en silence à côté d'elle, dans le noir, et je passai une nuit sans sommeil. Avec l'impression d'avoir contre moi un être inconnu.

Le matin suivant, Amparo me dit, d'un ton sec, qu'elle allait à Petropolis rendre visite à une amie. Nous nous saluâmes avec gêne.

Elle partit, un sac de toile à la main, et un volume d'économie politique sous le bras.

Pendant deux mois elle ne donna pas de nouvelles, et je ne la cherchai pas. Puis elle m'écrivit une courte lettre, très évasive. Elle me disait qu'elle avait besoin d'une période de réflexion. Je ne lui répondis pas.

Je n'éprouvai ni passion, ni jalousie, ni nostalgie. Je me sentais vide, lucide, propre et limpide comme une casserole d'aluminium.

Je restai encore un an au Brésil, mais en me sentant désormais sur le départ. Je ne vis plus Agliè, je ne vis plus les amis d'Amparo, je passais des heures très longues sur la plage à prendre le soleil.

Je faisais voler les cerfs-volants, qui, là-bas, sont très beaux.

5

GÉBURA

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Beydelus, Demeymes, Adulex, Metucgayn, Atine, Ffex, Uquizuz, Gadix, Sol, Veni cito cum tuis spiritibus.

Picatrix, Ms. SLOANE 1305, 152, verso.

Le Bris des Vases. Diotallevi nous parlerait souvent du kabbalisme tardif d'Isaac Luria, où se perdait l'articulation ordonnée des sefirot. La création, disait-il, est un processus d'inspiration et d'expiration divines, comme une haleine anxieuse, ou l'action d'un soufflet.

« Le Grand Asthme de Dieu, glosait Belbo.

– Essaie, toi, de créer à partir de rien. C'est une chose qu'on ne fait qu'une seule fois dans sa vie. Dieu, pour souffler le monde comme on souffle une fiole de verre, a besoin de se contracter en lui-même, pour prendre sa respiration, et puis il émet le long sifflement lumineux des dix sefirot.

– Sifflement ou lumière ?

– Dieu souffle et la lumière fut.