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Je crois que Belbo est tombé amoureux de Lorenza Pellegrini à ce moment-là, lorsqu'il a senti qu'elle pourrait lui promettre un bonheur impossible. Mais je crois qu'à travers elle il commençait à éprouver le caractère érotique des univers automatiques, la machine comme métaphore du corps cosmique, et le jeu mécanique comme évocation talismanique. Il était déjà en train de se droguer avec Aboulafia et peut-être était-il, dès cette époque, entré dans l'esprit du projet Hermès. Il avait certainement déjà vu le Pendule. Que Lorenza Pellegrini, je ne sais par quel court-circuit, lui promettait.

Les premiers temps, j'avais eu de la peine à me réadapter à Pilade. Peu à peu, et pas tous les soirs, au milieu d'une foule de visages étrangers je redécouvrais ceux, familiers, des survivants, même brouillés par l'effort de la reconnaissance : qui copywriter dans une agence publicitaire, qui conseiller fiscal, qui vendeur de livres à crédit – mais si, avant, ils plaçaient les oeuvres du Che, maintenant ils offraient de l'herboristerie, du bouddhisme, de l'astrologie. Je les revis, un peu blèses, quelques fils blancs dans les cheveux, un verre de whisky entre les mains, et j'eus l'impression que c'était le même baby qu'il y avait dix ans, qu'ils l'avaient dégusté avec lenteur, une goutte par semestre.

« Qu'est-ce que tu deviens, pourquoi tu ne te fais plus voir chez nous ? me demanda l'un d'entre eux.

– Qui vous êtes, vous, à présent ? »

Il me regarda comme si j'avais été absent pendant cent ans : « Va pour département de la culture, non ? »

J'avais manqué trop de répliques.

Je me décidai à m'inventer un travail. Je m'étais aperçu que je savais beaucoup de choses, toutes sans lien entre elles, mais que j'étais en mesure de les relier en quelques heures, au prix de deux ou trois visites dans une bibliothèque. J'étais parti quand il fallait avoir une théorie, et je souffrais de ne pas en avoir une. A présent, il suffisait de posséder des notions, tous en étaient friands, et tant mieux si elles étaient inactuelles. A l'université aussi, où j'avais remis les pieds pour voir si je pouvais me placer quelque part. Les amphis étaient calmes, les étudiants glissaient dans les couloirs comme des fantômes, se prêtant à tour de rôle des bibliographies bâclées. Moi je savais faire une bonne bibliographie.

Un jour, un étudiant en dernière année de licence me prenant pour un professeur (les enseignants avaient désormais le même âge que les enseignés, ou vice versa) me demanda ce qu'avait écrit ce Lord Chandos dont on parlait dans un cours sur les crises cycliques en économie. Je lui dis que c'était un personnage de Hofmannsthal, pas un économiste.

Ce même soir j'étais à une fête de vieux amis et je reconnus un quidam qui travaillait pour une maison d'édition. Il y était entré après que la maison avait cessé de publier des romans de collaborationnistes français pour se consacrer à des textes politiques albanais. Je découvris qu'on faisait encore de l'édition politique, mais dans l'aire gouvernementale. Sans toutefois négliger quelques bons livres de philosophie. D'un genre classique, me précisa-t-il.

« A propos, me dit-il, toi qui es philosophe...

– Merci, malheureusement pas.

– Allez, tu étais quelqu'un qui savait tout à ton époque. Aujourd'hui je revoyais la traduction d'un texte sur la crise du marxisme, quand je suis tombé sur une citation d'un certain Anselm of Canterbury. Qui est-ce ? Je ne l'ai pas même trouvé dans le Dictionnaire des Auteurs. » Je lui dis qu'il s'agissait d'Anselme d'Aoste, seulement les Anglais l'appellent comme ça parce qu'ils veulent toujours se distinguer des autres.

J'eus une illumination : j'avais un métier. Je décidai de mettre sur pied une agence d'informations culturelles.

Comme une espèce de flic du savoir. Au lieu de fourrer le nez dans les bars de nuit et dans les bordels, je devais écumer les librairies, bibliothèques, couloirs d'instituts universitaires. Et puis rester dans mon bureau, les pieds sur la table et un verre en carton avec du whisky monté dans un sac en papier par l'épicier du coin. Un type te téléphone et te dit : « Je suis en train de traduire un livre et je me heurte à un certain – ou des – Motocallemin. Je n'arrive pas à en venir à bout. »

Toi, tu n'as pas la réponse, mais peu importe : tu demandes deux jours de temps. Tu vas feuilleter quelques fichiers en bibliothèque, tu offres une cigarette au bonhomme du bureau de consultation, tu tiens une piste. Le soir tu invites un assistant ès islamisme au bar, tu lui paies une bière, deux, il relâche son contrôle, te donne l'information que tu cherches, pour rien. Ensuite, tu appelles le client : « Donc, les motocallemins étaient des théologiens radicaux musulmans des temps d'Avicenne, ils affirmaient que le monde était, comment dire, un poudroiement d'accidents, et se coagulait en formes seulement par un acte instantané et provisoire de la volonté divine. Il suffisait que Dieu soit distrait un moment et l'univers tombait en morceaux. Pure anarchie d'atomes sans signification. Ça suffira? J'y ai travaillé trois jours, faites votre prix. »

J'eus la chance de trouver deux pièces plus coin cuisine dans un vieux bâtiment de la périphérie, qui devait avoir été une fabrique, avec une aile pour les bureaux. Les appartements qu'on en avait tirés s'ouvraient tous sur un long couloir : je me trouvais entre une agence immobilière et l'atelier d'un empailleur d'animaux (A. Salon – Taxidermiste). On avait l'impression d'être dans un gratte-ciel américain des années trente ; il m'aurait suffi d'avoir la porte vitrée et je me serais pris pour Marlowe. J'installai un divan-lit dans la seconde pièce, et le bureau dans l'entrée. Je plaçai sur deux rayonnages des atlas, des encyclopédies, des catalogues que j'achetais petit à petit. Au début, je dus pactiser avec ma conscience et écrire aussi des mémoires pour les étudiants désespérés. Ce n'était pas difficile : il suffisait d'aller copier ceux de la décennie précédente. Et puis mes amis éditeurs m'envoyèrent des manuscrits et des livres étrangers en lecture, naturellement les plus ingrats et pour rétribution modique.

Mais j'accumulais des expériences, des notions, et je ne jetais jamais rien. Je fichais tout. Je ne pensais pas à tenir mes fiches sur un computer (ils entraient dans le commerce juste à cette époque, et Belbo serait un pionnier), je procédais avec des moyens artisanaux, mais je m'étais créé une sorte de mémoire faite de petits rectangles de carton tendre, avec des références croisées. Kant... nébuleuse... Laplace, Kant... Kœnigsberg... les sept ponts de Kœnigsberg... théorèmes de la topologie... Un peu comme ce jeu qui vous met au défi d'aller de saucisse à Platon en cinq passages, par association d'idées. Voyons : saucisse-cochon-soie-pinceau-maniérisme-Idée-Platon. Facile. Même le manuscrit le plus invertébré me faisait gagner vingt fiches pour mon chapelet informatique. Mon critère était rigoureux, et je crois que c'est le même qui est suivi par les services secrets : il n'y a pas d'informations meilleures les unes que les autres, le pouvoir c'est de toutes les ficher, et puis de chercher les rapports. Les rapports existent toujours, il suffit de vouloir les trouver.