Le docteur Wagner – un Autrichien qui, depuis des années, professait à Paris, d'où la prononciation « Wagnère » pour qui voulait faire l'habitué – depuis environ dix ans était régulièrement invité à Milan par deux groupes révolutionnaires de l'immédiat après-68. Ils se le disputaient, et chaque groupe donnait bien sûr une version radicalement alternative de sa pensée. Comment et pourquoi cet homme célèbre avait accepté de se faire sponsoriser par les extraparlementaires, je ne l'ai jamais compris. Les théories de Wagner n'avaient, pour ainsi dire, pas de couleur, et il pouvait, s'il le voulait, se faire inviter par les universités, par les cliniques, par les académies. Je crois qu'il avait accepté l'invitation des deux groupes parce qu'il était au fond un épicurien, et exigeait des remboursements de frais princiers. Les privés pouvaient rassembler plus d'argent que les institutions, et pour le docteur Wagner cela signifiait voyage en première classe, hôtel de luxe, plus les honoraires pour conférences et séminaires, calculés selon son barème de thérapeute.
Quant à savoir pourquoi les deux groupes trouvaient une source d'inspiration idéologique dans les théories de Wagner, c'était une autre histoire. Mais, en ces années-là, la psychanalyse de Wagner avait l'air assez déconstructive, diagonale, libidinale, pas cartésienne, au point de suggérer des occasions théoriques à l'activité révolutionnaire.
Faire digérer ça aux ouvriers paraissait compliqué, et c'est peut-être la raison pour quoi les deux groupes, à un moment donné, furent contraints de choisir entre les ouvriers et Wagner, et ils choisirent Wagner. L'idée fut élaborée que le nouveau révolutionnaire n'était pas le prolétaire mais le déviant.
« Au lieu de faire dévier les prolétaires, mieux vaut prolétariser les déviants, et c'est plus facile, vu les prix du docteur Wagner », me dit un jour Belbo.
La révolution des wagnériens fut la plus coûteuse de l'histoire.
Les éditions Garamond, financées par un institut de psychologie, avaient traduit un recueil d'essais mineurs de Wagner, très techniques, mais désormais introuvables, et donc très demandés par les fidèles. Wagner était venu à Milan pour la présentation, et, en cette circonstance, avait commencé sa relation avec Belbo.
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Le diabolique doktor Wagner
Vingt-sixième épisode
Qui, en cette grise matinée du
Au débat je lui avais adressé une objection. Le satanique vieillard en fut certes irrité mais il ne le laissa pas diviner. Mieux, il répondit comme s'il avait voulu me séduire.
On aurait dit Charlus avec Jupien, abeille et fleur. Un génie ne supporte pas de ne pas être aimé et il lui faut aussitôt séduire qui n'est pas d'accord, afin que ce dernier l'aime ensuite. Il a réussi, je l'ai aimé.
Mais il ne devait pas m'avoir pardonné, parce que ce soir du divorce il m'a assené un coup mortel. Sans le savoir, d'instinct : sans le savoir il avait cherché à me séduire et sans le savoir il a décidé de me punir. Au méprix de la déontologie, il m'a psychanalysé gratis. L'inconscient mord même ses gardiens.
Histoire du marquis de Lantenac dans Quatrevingttreize. Le bateau des Vendéens vogue dans la tempête au large des côtes bretonnes ; soudain, un canon se détache de sa gournable et, alors que le navire roule et tangue, commence une course folle d'une bordée à l'autre et cette énorme bête risque de défoncer bâbord et tribord. Un canonnier (las ! justement celui dont l'incurie a fait que le canon n'était pas assuré comme il fallait), avec un courage sans égal, une chaîne à la main, se jette presque sous le monstre qui va le broyer, et l'immobilise, le gournable, le ramène à sa mangeoire, sauvant le navire, l'équipage, la mission. Avec une sublime liturgie, le terrible Lantenac fait mettre les hommes en rangs sur le pont, loue le hardi marin, ôte de son cou une importante décoration, la lui remet, lui donne l'accolade, tandis que l'équipage crie au ciel ses hourras.
Puis Lantenac, inébranlable, rappelle que lui, le décoré, il est le responsable de l'accident, et il donne l'ordre qu'il soit fusillé.
Splendide Lantenac, virtuose, juste et incorruptible ! C'est ce que fit avec moi le docteur Wagner, il m'honora de son amitié, et il me tua en me donnant la vérité et il me tua en me révélant ce que je voulais vraiment et il me révéla ce dont, le voulant, j'avais peur.
Histoire qui commence dans les petits bistrots. Besoin de tomber amoureux.
Certaines choses tu les sens venir, ce n'est pas que tu tombes amoureux parce que tu tombes amoureux, tu tombes amoureux parce que, dans cette période, tu avais un besoin désespéré de tomber amoureux. Dans les périodes où tu sens l'envie de tomber amoureux, tu dois faire attention où tu mets les pieds : comme avoir bu un philtre, de ceux qui te font tomber amoureux du premier être que tu rencontres. Ce pourrait être un ornithorynque.
Parce que j'en éprouvais le besoin justement en cette période, car depuis peu j'avais cessé de boire. Rapport entre foie et cœur. Un nouvel amour est un bon motif pour se remettre à boire. Quelqu'un avec qui aller de petit bar en petit bar. Se sentir bien.
Le petit bar est bref, furtif. Il te permet une longue douce attente durant tout le jour, jusqu'à ce que tu ailles te cacher dans la pénombre au fond des fauteuils de cuir, à six heures de l'après-midi il n'y a personne, la clientèle sordide viendra dans la soirée, avec le pianiste. Choisir un american bar équivoque vide en fin d'après-midi, le serveur ne vient que si tu l'appelles trois fois, et qu'il a déjà prêt l'autre martini.
Le martini est essentiel. Pas le whisky : le martini. Le liquide est blanc, tu lèves ton verre et tu la vois derrière l'olive. Différence entre regarder l'aimée à travers le martini cocktail où le verre à pied triangulaire est trop petit et la regarder à travers le gin martini on the rocks, verre large, son visage se décompose dans le cubisme transparent du glaçon, l'effet redouble si vous approchez les deux verres, chacun avec le front contre le froid des verres et entre front et front les deux verres – avec le verre à pied, impossible.
L'heure brève du petit bar. Après, tu attendras en tremblant un autre jour. Il n'y a pas le chantage de la certitude.
Qui tombe amoureux dans les petits bars n'a pas besoin d'une femme toute à lui. Quelqu'un vous prête l'un à l'autre.
Sa figure à lui. Il lui accordait beaucoup de liberté, il était toujours en voyage. Libéralité suspecte : je pouvais téléphoner même à minuit, lui il était là et toi pas, lui me répondait que tu étais dehors, mieux : vu que tu téléphones, tu ne saurais pas par hasard où elle est ? Les seuls moments de jalousie. Mais même de cette façon j'arrachais Cecilia au joueur de saxo. Aimer ou croire aimer comme l'éternel prêtre d'une antique vengeance.
Les choses s'étaient compliquées avec Sandra : cette fois-là elle s'était rendu compte que l'histoire me prenait trop, la vie à deux était devenue plutôt tendue. Il faut nous quitter? Alors quittons-nous. Non, attends, reparlons-en. Non, on ne peut plus continuer comme ça. En somme, le problème était Sandra.
Quand tu fais les petits bars, le drame passionnel n'est pas avec qui tu trouves mais avec qui tu quittes.
Intervient alors le dîner avec le docteur Wagner. A la conférence, il avait tout juste donné à un provocateur une définition de la psychanalyse : – La psychanalyse ? C'est qu'entre l'homme et la femme... chers amis... ça ne colle pas.
On discutait sur le couple, sur le divorce comme illusion de la Loi. Pris par mes problèmes, je participais à la conversation avec chaleur. Nous nous laissâmes entraîner par des jeux dialectiques, tandis que Wagner se taisait, ludiquement nous parlions, oublieux de cette présence de l'oracle parmi nous. Et ce fut d'un air absorbé