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et ce fut d'un air sournois

et ce fut avec un désintérêt mélancolique

et ce fut comme s'il se glissait dans la conversation en jouant hors sujet que Wagner dit (je cherche à me rappeler ses paroles exactes, mais elles se sont sculptées dans mon esprit, impossible que je me sois trompé) :

– Dans tout le cours de mon activité, je n'ai jamais eu un patient névrosé par son propre divorce. La cause du malaise était toujours dans le divorce de l'Autre.

Le docteur Wagner, même quand il parlait, disait toujours Autre avec un A majuscule. Le fait est que je sursautai, comme mordu par un aspic

le vicomte sursauta comme mordu par un aspic

une sueur glacée perlait à son front

le baron le fixait à travers les paresseuses volutes de fumée de ses fines cigarettes russes

– Vous entendez par là, demandai-je, qu'on entre en crise non à cause du divorce de son propre partner mais à cause du possible ou impossible divorce de la tierce personne qui a mis en crise le couple dont on est membre ?

Wagner me regarda avec la perplexité du laïc qui rencontre pour la première fois une personne mentalement dérangée. Il me demanda ce que je voulais dire.

En vérité, quoi que j'eusse voulu dire, je l'avais mal dit. J'essayai de rendre concret mon raisonnement. Je pris sur la table le couteau et le mis à côté de la fourchette : – Voilà, ça c'est moi, Couteau, marié à elle, Fourchette. Et là il y a un autre couple, elle Pelle à Tarte mariée à Tranchelard ou Mackie Messer. Or moi Couteau je crois souffrir parce qu'il faudra que j'abandonne ma Fourchette, et je ne voudrais pas, j'aime Pelle à Tarte mais j'accepte volontiers qu'elle soit avec son Tranchelard. Mais en vérité, vous me dites, docteur Wagner, que je vais mal parce que Pelle à Tarte ne se sépare pas de Tranchelard. C'est bien ça ?

Wagner répondit à un autre commensal qu'il n'avait jamais dit pareille chose.

– Comment, vous ne l'avez pas dit ? Vous avez dit que vous n'avez jamais trouvé quelqu'un de névrosé par son propre divorce mais toujours par le divorce de l'autre.

– Possible, je ne m'en souviens pas, dit alors Wagner, ennuyé.

– Et si vous l'avez dit, vous ne vouliez pas entendre ce que moi j'ai entendu ?

Wagner se tut pendant quelques minutes.

Tandis que les commensaux attendaient sans même déglutir, Wagner fit signe qu'on lui versât un verre de vin, observa avec attention le liquide à contre-jour et enfin il parla.

– Si vous avez entendu ça c'est parce que vous vouliez entendre ça.

Puis il se tourna d'un autre côté, dit qu'il faisait chaud, ébaucha un air d'opéra en agitant un gressin comme s'il dirigeait un orchestre lointain, bâilla, se concentra sur une tarte à la crème, et enfin, après une nouvelle crise de mutisme, il demanda qu'on le reconduisît à son hôtel.

Les autres me regardèrent comme quelqu'un qui a saboté un symposium d'où auraient pu sortir des Paroles définitives.

En vérité j'avais entendu parler la Vérité.

Je te téléphonai. Tu étais chez toi, et avec l'Autre. Je passai une nuit blanche. Tout était clair : je ne pouvais pas supporter que tu vives avec lui. Sandra n'y était pour rien.

Suivirent six mois dramatiques, où j'étais sur tes talons, souffle sur le cou, pour fliquer ton ménage, te disant que je te voulais toute à moi, et te persuadant que tu haïssais l'Autre. Tu commenças à te disputer avec l'Autre, l'Autre commença à devenir exigeant, jaloux, il ne sortait pas le soir, quand il se trouvait en voyage, il téléphonait deux fois par jour, et en pleine nuit. Un soir il te gifla. Tu me demandas du fric parce que tu voulais t'enfuir, je rassemblai le peu que j'avais à la banque. Tu abandonnas la couche nuptiale, tu partis à la montagne avec quelques amis, sans laisser d'adresse. L'Autre me téléphonait désespéré, me demandant si je savais où tu étais, moi je ne le savais pas, et j'avais l'air de mentir parce que tu lui avais dit que tu le quittais pour moi.

Lorsque tu revins, tu m'annonças, radieuse, que tu lui avais écrit une lettre d'adieu. C'est alors que je me demandai ce qu'il adviendrait entre moi et Sandra, mais tu ne me laissas pas le temps de m'inquiéter. Tu me dis que tu avais connu un type, avec une cicatrice sur la joue et un appartement très bohème. Tu irais vivre avec lui. – Tu ne m'aimes plus ? – Au contraire, tu es le seul homme de ma vie, mais après ce qui est arrivé j'ai besoin de vivre cette expérience, ne sois pas puéril, tâche de me comprendre, au fond j'ai abandonné mon mari pour toi, laisse les gens vivre à leur rythme.

– A leur rythme ? Tu es en train de me dire que tu t'en vas avec un autre.

– Tu es un intellectuel, et de gauche, ne te conduis pas comme un mafieux. A bientôt.

Je dois tout au docteur Wagner.

– 37 –

Quiconque réfléchit sur quatre choses, mieux vaudrait qu'il ne soit jamais né : ce qui est dessus, ce qui est dessous, ce qui est avant et ce qui est après.

Talmud, Hagigah 2.1.

Je donnai signe de vie chez Garamond précisément le matin où ils installaient Aboulafia, alors que Belbo et Diotallevi se perdaient dans leur dissertation critique sur les noms de Dieu, et que Gudrun observait, soupçonneuse, les hommes qui intégraient cette nouvelle inquiétante présence au milieu des piles, de plus en plus poussiéreuses, de manuscrits.

« Asseyez-vous, Casaubon, voici les projets de notre histoire des métaux. » Nous restâmes seuls, et Belbo me fit voir des tables des matières, des ébauches de chapitres, des maquettes de mise en page. Pour ma part, je devais lire les textes et trouver les illustrations. Je nommai quelques bibliothèques milanaises qui me paraissaient bien fournies.

« Ça ne suffira pas, dit Belbo. Il faudra visiter d'autres endroits. Par exemple, au musée de la Science de Munich, il y a une photothèque merveilleuse. A Paris, il y a le Conservatoire des Arts et Métiers. Je voudrais y retourner moi aussi, si j'avais le temps.

– Il est beau ?

– Inquiétant. Le triomphe de la machine dans une église gothique... » Il hésita, remit en ordre des papiers sur sa table. Puis, comme craignant de donner une excessive importance à sa révélation : « Il y a le Pendule, dit-il.

– Quel pendule ?

– Le Pendule. Il s'appelle pendule de Foucault. »

Il m'expliqua le Pendule tel que je l'ai vu samedi – et tel je l'ai vu samedi sans doute parce que Belbo m'avait préparé à cette vision. Sur le moment, je ne dus pas montrer un trop grand enthousiasme, et Belbo me regarda comme qui, devant la chapelle Sixtine, demande si c'est rien que ça.

« C'est peut-être l'atmosphère de l'église, mais je vous assure qu'on éprouve une sensation très forte. L'idée que tout s'écoule et que là seulement, en haut, existe l'unique point immobile de l'univers... Pour qui n'a pas la foi, c'est une façon de retrouver Dieu, et sans mettre en question sa propre mécréance, parce qu'il s'agit d'un Pôle Néant. Vous savez, pour les gens de ma génération, qui ont avalé des désillusions au déjeuner et au dîner, ce peut être réconfortant.

– La mienne, de génération, a avalé plus de désillusions.

– Présomptueux. Non, pour vous ça n'a été qu'une saison, vous avez chanté la Carmagnole et puis vous vous êtes retrouvés en Vendée. Ça passera vite. Pour nous ç'a été différent. D'abord le fascisme, même si nous l'avons vécu dans notre enfance, tel un roman d'aventures, mais les destins immortels étaient un point immobile. Ensuite, le point immobile de la Résistance, surtout pour ceux qui, comme moi, l'ont regardée de l'extérieur, et en ont fait un rite de végétation, le retour du printemps, un équinoxe, ou un solstice, je confonds toujours... Puis, pour certains, Dieu et pour d'autres la classe ouvrière, et pour beaucoup les deux. Il était consolant pour un intellectuel de penser qu'il y avait l'ouvrier, beau, sain, fort, prêt à refaire le monde. Et puis, vous l'avez vu vous aussi, l'ouvrier existait encore, mais pas la classe. Ils ont dû l'assassiner en Hongrie. Et vous êtes arrivés vous. Pour vous, Casaubon, ç'a été naturel, peut-être, et ç'a été une fête. Pas pour ceux de mon âge : c'était la reddition des comptes, le remords, le repentir, la régénération. Nous avions fait défaut et vous arriviez à porter l'enthousiasme, le courage, l'autocritique. Pour nous qui avions alors trente-cinq ou quarante ans ç'a été un espoir, humiliant, mais un espoir. Nous devions redevenir comme vous, quitte à recommencer du début. Nous ne portions plus la cravate, nous jetions le trench-coat aux orties pour nous acheter un duffle-coat usé ; il en est qui ont démissionné de leur travail pour ne pas servir les patrons... »