Il alluma une cigarette et feignit de feindre de la rancœur, pour se faire pardonner son abandon.
« Et vous avez cédé sur tous les fronts. Nous, avec nos pèlerinages pénitentiaux sur les lieux où les Allemands ont massacré antifascistes et juifs, nos catacombes Ardéatines, nous refusions d'inventer un slogan pour Coca-Cola, parce que nous étions antifascistes. Nous nous contentions de quatre sous chez Garamond parce que le livre au moins est démocratique, lui. Et vous, à présent, pour vous venger des bourgeois que vous n'avez pas réussi à pendre, vous leur vendez vidéocassettes et fanzines, les crétinisez avec le zen l'entretien de la motocyclette. Vous nous avez imposé au prix de souscription votre exemplaire des pensées de Mao et avec le fric vous êtes allés vous acheter des pétards pour les fêtes de la nouvelle créativité. Sans honte. Nous, nous avons passé notre vie à avoir honte. Vous nous avez trompés, vous ne représentiez aucune pureté, ce n'était qu'une poussée d'acné juvénile. Vous nous avez donné l'impression que nous étions des vers parce que nous n'avions pas le courage d'affronter à visage découvert la gendarmerie bolivienne, et puis vous avez tiré dans le dos de malheureux qui passaient par les avenues. Il y a dix ans, il nous est arrivé de mentir pour vous sortir de prison, et vous, vous avez menti pour envoyer vos amis en prison. Voilà pourquoi j'aime cette machine : elle est stupide, elle ne croit pas, elle ne me fait pas croire, elle fait ce que je lui dis, stupide moi, stupide elle – ou lui. C'est un rapport honnête.
– Moi...
– Vous, vous êtes innocent, Casaubon. Vous avez fui au lieu de lancer des pierres, vous avez passé votre licence, vous n'avez pas tiré. Et pourtant, il y a quelques années, je me sentais soumis à un chantage exercé par vous aussi. Notez bien, rien de personnel. Des cycles générationnels. Et quand j'ai vu le Pendule, l'année dernière, j'ai tout compris.
– Tout quoi ?
– Presque tout. Vous voyez, Casaubon, même le Pendule est un faux prophète. Vous le regardez, vous croyez que c'est l'unique point immobile dans le cosmos, mais si vous le décrochez de la voûte du Conservatoire et allez le suspendre dans un bordel, il marche aussi bien. Il y a d'autres pendules, l'un est à New York au palais de l'ONU, un autre à San Francisco au musée de la Science, et qui sait combien d'autres encore. Le pendule de Foucault reste immobile avec la terre qui tourne sous lui en quelque endroit qu'il se trouve. Tout point de l'univers est un point immobile, il suffit d'y accrocher le Pendule.
– Dieu est en tout lieu ?
– En un certain sens, oui. C'est pour cela que le Pendule me dérange. Il me promet l'infini, mais il me laisse à moi la responsabilité de décider où je veux l'avoir. Ainsi ne suffit-il pas d'adorer le Pendule là où il est, il faut prendre de nouveau une décision, et chercher le point le meilleur. Et pourtant...
– Et pourtant ?
– Et pourtant – vous n'allez pas me prendre au sérieux, n'est-ce pas Casaubon ? Non, je peux être tranquille, nous sommes des gens qui ne prennent pas au sérieux... Et pourtant, disais-je, reste la sensation qu'un quidam dans sa vie a accroché le Pendule un peu partout, et qu'il n'a jamais marché, et que là-bas, dans le Conservatoire, il marche si bien... Et si, dans l'univers, il y avait des points privilégiés? Ici, au plafond de cette pièce? Non, personne n'y croirait. Il faut l'atmosphère. Je ne sais pas, peut-être sommes-nous toujours en train de chercher le bon point, peut-être est-il près de nous, mais nous ne le reconnaissons pas, et pour le reconnaître faudrait-il y croire... Bref, allons voir monsieur Garamond.
– Pour accrocher le Pendule ?
– Ô sottise. Nous allons faire des choses sérieuses. Pour vous payer j'ai besoin que le patron vous voie, vous touche, et dise si vous faites l'affaire. Venez vous faire toucher par le patron, son toucher guérit des écrouelles. »
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Maître Secret, Maître Parfait, Maître par Curiosité, Intendant des Bâtiments, Maître Élu des Neuf, Chevalier de Royale Arche de Salomon ou Maître de la Neuvième Arche, Grand Écossais de la Voûte Sacrée, Chevalier d'Orient ou de l'Épée, Prince de Jérusalem, Chevalier d'Orient et d'Occident, Prince Chevalier de Rose-Croix et Chevalier de l'Aigle et du Pélican, Grand Pontife ou Sublime Écossais de la Jérusalem Céleste, Vénérable Grand Maître de Toutes les Loges ad Vitam, Chevalier Prussien et Patriarche Noachite, Chevalier de Royale Hache ou Prince du Liban, Prince du Tabernacle, Chevalier du Serpent d'Airain, Prince de Mercy ou de Grâce, Grand Commandeur du Temple, Chevalier du Soleil ou Prince Adepte, Chevalier de Saint-André d'Écosse ou Grand Maître de la Lumière, Grand Élu Chevalier Kadosh et Chevalier de l'Aigle Blanc et Noir.
Hauts grades de la Maçonnerie de Rite Ecossais Antique et Accepté.
Nous parcourûmes le couloir, montâmes trois marches et passâmes par une porte aux vitres dépolies. D'un seul coup nous entrâmes dans un autre univers. Si les locaux que j'avais vus jusqu'à présent étaient sombres, poussiéreux, lépreux, ceux-ci donnaient l'impression de la petite salle vip d'un aéroport. Musique diffuse, murs bleus, une salle d'attente confortable avec des meubles signés, les murs ornés de photographies où on entrevoyait des messieurs à tête de député qui remettaient une Victoire ailée à des messieurs à tête de sénateur. Sur une table basse, jetées avec désinvolture, comme dans la salle d'attente d'un dentiste, quelques revues au papier glacé, L'Artifice Littéraire, L'Athanor Poétique, La Rose et l'Épine, Parnasse Œnotrien, Le Vers Libre. Je ne les avais jamais vues en circulation, et je sus après pourquoi : elles n'étaient distribuées qu'auprès des clients des éditions Manuzio.
Si d'abord j'avais cru être entré dans la zone directoriale des éditions Garamond, je dus aussitôt me raviser. Nous étions dans les bureaux d'une autre maison d'édition. Dans le hall des éditions Garamond il y avait une petite vitrine sombre et ternie, contenant les derniers livres publiés ; mais les livres Garamond étaient modestes, avec les pages encore à couper et une sobre couverture grisâtre – ils devaient rappeler les éditions universitaires françaises, avec ce papier qui devenait jaune en peu d'années, de manière à suggérer que l'auteur, surtout s'il était jeune, avait publié de longue date. Ici, il y avait une autre petite vitrine, éclairée de l'intérieur, qui accueillait les livres de la maison d'édition Manuzio, certains ouverts sur des pages aérées : couvertures blanches, légères, recouvertes de plastique transparent, très élégant, et un papier genre Japon avec de beaux caractères bien nets.
Les collections Garamond avaient des noms sérieux et méditatifs, tels Études Humanistes ou Philosophia. Les collections des éditions Manuzio avaient des noms délicats et poétiques : La Fleur que je N'ai pas Cueillie (poésie), La Terre Inconnue (fiction), L'Heure de l'Oléandre (publiait des titres du genre Journal d'une jeune fille malade), L'Ile de Pâques (il me sembla s'agir d'essais variés), Nouvelle Atlantide (le dernier ouvrage publié était Kœnigsberg Rachetée – Prolégomènes à toute métaphysique future qui se présenterait comme double système transcendantal et science du noumène phénoménal). Sur toutes les couvertures, la marque de la maison, un pélican sous un palmier, avec la devise « J'ai ce que j'ai donné ».