– Phénoménologie templière », insinua Belbo.
Bramanti s'illumina : « Sans nul doute. Mais j'oubliais, d'abord quelques notions de nécromancie et sorcellerie des races non blanches, onomancie, fureurs prophétiques, thaumaturgie volontaire, suggestion, yoga, hypnotisme, somnambulisme, chimie mercurielle... Wronski, pour la tendance mystique, conseillait de ne pas oublier les techniques des possédées de Loudun, des convulsionnaires de Saint-Médard, les breuvages mystiques, vin d'Égypte, élixir de vie et acqua-toffana. Pour le principe du mal, mais je comprends qu'ici on arrive à la section la plus réservée d'une collection possible, je dirais qu'il faut se familiariser avec les mystères de Belzébuth comme autodestruction, et de Satan comme prince détrôné, d'Eurinomius, de Moloch, incubes et succubes. Pour le principe positif, mystères célestes de saints Michel, Gabriel et Raphaël et des agathodémons. Puis mystères d'Isis, de Mithra, de Morphée, de Samothrace et d'Éleusis et les mystères naturels du sexe viril, phallus, Bois de Vie, Clef de Science, Baphomet, maillet, les mystères naturels du sexe féminin, Cérès, Ctéis, Patère, Cybèle, Astarté. »
Monsieur Garamond se pencha en avant avec un sourire insinuant : « Vous n'allez pas négliger les gnostiques...
– Mais bien sûr que non, bien que sur ce sujet spécifique beaucoup de pacotille circule, et tout ça est peu sérieux. Quoi qu'il en soit tout occultisme sain est une Gnose.
– C'est bien ce que je disais, dit Garamond.
– Et tout cela suffirait », dit Belbo d'un ton doucement interrogatif.
Bramanti gonfla les joues, se changeant d'un seul coup de tapir en hamster. « Cela suffirait... initialement, pas pour les initiés – pardonnez-moi le jeu de mots. Mais déjà avec une cinquantaine de volumes vous pourriez, messieurs, mesmériser un public de milliers de lecteurs, qui n'attendent rien d'autre qu'une parole assurée... Avec un investissement de quelques centaines de millions – je viens précisément chez vous, professeur Garamond, parce que je vous sais disposé aux aventures les plus généreuses – et un modeste pourcentage pour moi, comme directeur de la collection... »
Bramanti en avait dit assez et il perdait tout intérêt aux yeux de Garamond. Il fut en effet congédié en hâte et non sans de grandes promesses. L'immuable comité de conseillers pèserait attentivement la proposition.
– 42 –
Mais sachez que nous sommes tous d'accord, quoi que nous disions.
Turba Philosophorum.
Quand Bramanti fut sorti, Belbo observa qu'il aurait dû ôter son bouchon. Monsieur Garamond ne connaissait pas l'expression et Belbo s'essaya à quelques respectueuses paraphrases, mais sans succès.
« En tout cas, dit Garamond, ne faisons pas les difficiles. Ce monsieur n'avait pas dit plus de cinq mots et je savais déjà que ce n'était pas un client pour nous. Lui. Mais ceux dont il parlait, si, auteurs et lecteurs. Ce Bramanti est arrivé à conforter des réflexions que j'étais justement en train de faire depuis quelques jours. Voici, messieurs. » Et, théâtralement, il tira trois livres de son tiroir.
« Voici trois volumes sortis ces dernières années, et tous avec succès. Le premier est en anglais et je ne l'ai pas lu, mais l'auteur est un critique illustre. Et qu'est-ce qu'il a écrit ? Regardez le sous-titre, un roman gnostique. Et maintenant, regardez celui-ci : apparemment un roman à trame criminelle, un best-seller. Et de quoi parle-t-il ? D'une église gnostique aux environs de Turin. Vous, vous savez qui sont ces gnostiques... » Il nous arrêta d'un signe de la main : « Peu importe, il me suffit de savoir qu'ils sont une chose démoniaque... Je sais, je sais, je vais peut-être trop vite, mais je ne veux pas parler comme vous, je veux parler comme ce Bramanti. En ce moment, je suis éditeur et non pas professeur de gnoséologie comparée ou de ce que vous voulez. Qu'est-ce que j'ai vu de lucide, de prometteur, d'attirant, je dirai plus, de curieux, dans les propos de Bramanti? Cette extraordinaire capacité à tout rassembler ; lui il n'a pas dit gnostiques, mais vous avez vu qu'il aurait pu le dire, entre géomancie, gérovital et radhames au mercure. Et pourquoi j'insiste? Parce qu'ici j'ai un autre livre, d'une journaliste célèbre : elle raconte des choses incroyables qui se passent à Turin, je dis bien Turin, la ville de l'automobile : jeteuses de sorts, messes noires, évocations du diable, et tout ça pour des gens qui paient, pas pour les tarentulées du Sud. Casaubon, Belbo m'a dit que vous venez du Brésil et que vous avez assisté à des rites sataniques de ces sauvages de là-bas... D'accord, vous me direz après exactement ce qu'ils étaient, mais c'est du pareil au même. Le Brésil est ici, messieurs. Je suis entré l'autre jour en personne dans cette librairie, comment elle s'appelle, n'importe, c'était une librairie qui, il y a six ou sept ans, vendait des textes anarchistes, révolutionnaires, tupamaros, terroristes, je dirai plus, marxistes... Eh bien ? Comment elle s'est recyclée ? Avec les choses dont parlait Bramanti. C'est vrai, nous sommes aujourd'hui à une époque de confusion et si vous entrez dans une librairie catholique, où naguère il n'y avait que le catéchisme, vous trouvez même à présent la revalorisation de Luther, mais du moins ils ne vendraient pas un livre où l'on dise que la religion n'est qu'une vaste filouterie. En revanche, dans ces librairies dont moi je parle, on vend l'auteur qui y croit et celui qui en dit pis que pendre, pourvu qu'ils touchent à un sujet, comment dire...
– Hermétique, suggéra Diotallevi.
– Voilà, je crois que c'est le mot juste. J'ai vu au moins dix livres sur Hermès. Et moi je veux vous parler d'un Projet Hermès. Où, messieurs, il faudra ramer.
– Avec le rameau d'or, dit Belbo.
– Pas exactement, dit Garamond, sans saisir la citation, mais c'est un filon d'or. Je me suis rendu compte que ces gens-là avalent tout, pourvu que ce soit hermétique, comme vous disiez, pourvu que ça dise le contraire de ce qu'ils ont trouvé dans leurs livres d'école. Et je crois que c'est aussi un devoir culturel : je ne suis pas un bienfaiteur par vocation, mais en ces temps si obscurs, offrir à quelqu'un une foi, un soupirail sur le surnaturel... Les éditions Garamond ont encore et toujours une mission scientifique... »
Belbo se raidit. « Il m'avait semblé que vous songiez à Manuzio.