– A toutes les deux. Écoutez-moi. J'ai farfouillé dans cette librairie, et puis je me suis rendu dans une autre, très sérieuse, qui avait pourtant son bon petit rayon de sciences occultes. Sur ces sujets, il y a des études de niveau universitaire, qui côtoient des livres écrits par des gens comme ce Bramanti-là. Maintenant, raisonnons : ce Bramanti-là n'a peut-être jamais rencontré les auteurs universitaires, mais il les a lus, et il les a lus comme s'ils étaient ses égaux. Ce sont des gens qui pensent que tout ce que vous leur dites se réfère à leur problème, comme l'histoire du chat que les deux conjoints se disputaient pour leur divorce et lui pensait qu'ils discutaient des abattis pour son déjeuner. Vous l'avez vu vous aussi, Belbo, vous avez balancé l'histoire de la chose templière, et lui, tout de suite : okay, les Templiers aussi, et la Kabbale et le loto et le marc de café. Ils sont omnivores. Omnivores. Vous avez vu la tête de Bramanti : un rongeur. Un public immense, partagé en deux grandes catégories, je les vois déjà défiler devant mes yeux et ils sont légion. In primis ceux qui en écrivent, et la maison Manuzio est ici, bras ouverts. Il suffit de les attirer en ouvrant une collection qui se fasse remarquer, qui pourrait s'intituler, voyons...
– La Tabula Smaragdina, dit Diotallevi.
– Quoi ? Non, trop difficile, à moi, par exemple, ça ne dit rien, il faut quelque chose qui rappelle quelque chose d'autre...
– Isis Dévoilée, dis-je.
– Isis Dévoilée ! Ça sonne bien, bravo Casaubon, il y a du Toutankhamon là-dedans, du scarabée des pyramides. Isis Dévoilée, avec une couverture légèrement ensorcelante, mais pas trop. Et poursuivons. Ensuite, il y a la deuxième troupe, ceux qui achètent. Bien, mes amis, vous me dites que Manuzio n'est pas intéressée par ceux qui achètent. C'est le médecin qui en a décidé ? Cette fois nous vendons les Manuzio, messieurs, ce sera un saut qualitatif! Restent enfin les études de niveau scientifique, et là les éditions Garamond entrent en scène. A côté des études historiques et des autres collections universitaires, nous nous trouvons un conseiller sérieux et publions trois ou quatre livres par an, dans une collection sérieuse, rigoureuse, avec un titre explicite mais pas pittoresque...
– Hermetica, dit Diotallevi.
– Excellent. Classique, digne. Vous allez me demander pourquoi dépenser du fric avec Garamond quand nous pouvons en gagner avec Manuzio. Mais la collection sérieuse sert d'appeau, attire des personnes sensées qui feront d'autres propositions, indiqueront des pistes, et puis elle attire les autres, les Bramanti, qui seront déviés sur Manuzio. Le Projet Hermès me paraît un projet parfait, une opération propre, rentable, qui renforce le flux idéal entre les deux maisons... Messieurs, au travail. Visitez des librairies, établissez des bibliographies, demandez des catalogues, voyez ce qui se fait dans les autres pays... Et puis qui sait combien de gens se sont succédé devant vous, qui portaient des trésors d'un certain type, et vous les avez liquidés parce que ça ne nous servait pas. Et j'y tiens, Casaubon, dans l'histoire des métaux aussi mettons un peu d'alchimie. L'or est un métal, je veux l'espérer. Les commentaires à plus tard, vous savez que je suis ouvert aux critiques, suggestions, contestations, comme il est d'usage entre personnes de culture. Le projet devient exécutoire à partir de cet instant. Madame Grazia, faites entrer ce monsieur qui patiente depuis deux heures, on ne traite pas ainsi un Auteur ! » dit-il en nous ouvrant la porte et en cherchant à se faire entendre jusque dans la salle d'attente.
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Des gens que l'on rencontre dans la rue... se livrent en secret aux opérations de la Magie noire, se lient ou essaient du moins de se lier avec les Esprits de Ténèbres, pour assouvir leurs désirs d'ambition, de haine, d'amour, pour faire, en un mot, le Mal.
J. K. HUYSMANS, Préface à J. Bois, Le satanisme et la magie, 1895, pp. VIII-IX.
J'avais cru que le Projet Hermès était une idée à peine ébauchée. Je ne connaissais pas encore monsieur Garamond. Tandis qu'au cours des jours suivants je m'attardais dans les bibliothèques pour chercher les illustrations sur les métaux, chez Manuzio ils étaient déjà au travail.
Deux mois plus tard, je trouvai sur la table de Belbo un numéro, fraîchement imprimé, du Parnasse Œnotrien, avec un long article, « Renaissance de l'occultisme », où l'hermétiste bien connu, le docteur Moebius – pseudonyme flambant neuf de Belbo, qui avait ainsi gagné ses premiers deniers sur le Projet Hermès – parlait de la miraculeuse renaissance des sciences occultes dans le monde moderne et annonçait que les éditions Manuzio entendaient se lancer dans cette voie avec la nouvelle collection Isis Dévoilée.
Pendant ce temps-là, monsieur Garamond avait écrit une série de lettres aux différentes revues d'hermétisme, astrologie, tarots, ovnilogie, signant d'un nom quelconque, et demandant des informations sur la nouvelle collection annoncée par les éditions Manuzio. Au sujet de quoi les rédacteurs des revues en question lui avaient téléphoné pour demander des informations et lui il avait fait le mystérieux, disant qu'il ne pouvait encore révéler les dix premiers titres, qui étaient par ailleurs en fabrication. De façon que l'univers des occultistes, certainement fort agité par les incessants roulements de tam-tam, était désormais au courant du Projet Hermès.
« Déguisons-nous en fleur, nous disait monsieur Garamond, qui venait de nous convoquer dans la salle de la mappemonde, et les abeilles viendront. »
Mais ce n'était pas tout. Garamond voulait nous montrer le dépliant (« dèppliante », comme il l'appelait lui – mais c'est ainsi qu'on dit dans les maisons d'édition milanaises, comme on dit « Citroenn » et « Rénaull ») : une chose simple, quatre pages, mais sur papier glacé. La première page reproduisait ce que devait être le schéma de la couverture de la série, une sorte de sceau en or (c'est le Pentacle de Salomon, expliquait Garamond) sur fond noir, le bord de la page souligné par une frise qui évoquait un entrelacs de svastikas (la svastika asiatique, précisait Garamond, celle qui va dans le sens du soleil, pas la nazie qui va dans le sens des aiguilles d'une montre). En haut, à la place du titre des volumes, une inscription : « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... ». Dans les pages intérieures, on célébrait les gloires des éditions Manuzio au service de la culture ; puis, avec quelques slogans efficaces, on touchait au fait que le monde contemporain requiert des certitudes plus profondes et lumineuses que celles que peut donner la science : « De l'Egypte, de la Chaldée, du Tibet, une sapience oubliée – pour la renaissance spirituelle de l'Occident. »
Belbo lui demanda à qui étaient destinés les dépliants, et Garamond sourit comme sourit, aurait dit Belbo, l'âme damnée de Rocambole. « Je me suis fait envoyer de France l'annuaire de toutes les sociétés secrètes existant aujourd'hui dans le monde, et ne me demandez pas comment il peut y avoir un annuaire public des sociétés secrètes ; il existe, le voici, éditions Henri Veyrier, avec adresse, numéro de téléphone, code postal. Plutôt, vous Belbo, vous allez le voir et éliminer les sociétés qui n'ont pas d'intérêt pour nous, car je m'aperçois qu'il y a aussi les jésuites, l'Opus Dei, les Carbonari et le Rotary Club, mais cherchez toutes celles qui sont teintées d'occultisme, j'en ai déjà coché quelques-unes. »
Il feuilletait : « Voilà : Absolutistes (qui croient en la métamorphose), Aetherius Society en Californie (relations télépathiques avec Mars), Astara de Lausanne (jurement de grand secret absolu), Atlanteans en Grande-Bretagne (recherche du bonheur perdu), Builders of the Adytum en Californie (alchimie, kabbale, astrologie), Cercle E.B. de Perpignan (consacré à Hator, déesse de l'amour et gardienne de la Montagne des Morts), Cercle Eliphas Levi de Maule (je ne sais pas qui est ce Levi, ce doit être cet anthropologue français, ou comme on veut bien le qualifier), Chevaliers de l'Alliance Templière de Toulouse, Collège Druidique des Gaules, Convent Spiritualiste de Jéricho, Cosmic Church of Truth en Floride, Séminaire Traditionaliste d'Ecône en Suisse, Mormons (ceux-là je les ai même trouvés une fois dans un polar, mais peut-être n'y en a-t-il plus), Église de Mithra à Londres et à Bruxelles, Église de Satan à Los Angeles, Église Luciférienne Unifiée de France, Église Rosicrucienne Apostolique à Bruxelles, Enfants des Ténèbres ou Ordre Vert en Côte-de-l'Or (peut-être pas ceux-là, qui sait en quelle langue ils écrivent), Escuela Hermetista Occidental de Montevideo, National Institute of Kabbalah de Manhattan, Central Ohio Temple of Hermetic Science, Tetra-Gnosis de Chicago, Frères Anciens de la Rose-Croix de Saint-Cyr-sur-Mer, Fraternité Johannite pour la Résurrection Templière à Kassel, Fraternité Internationale d'Isis à Grenoble, Ancient Bavarian Illuminés de San Francisco, The Sanctuary of the Gnosis de Sherman Oaks, Grail Foundation of America, Sociedade do Graal do Brasil, Hermetic Brotherhood of Luxor, Lectorium Rosicrucianum en Hollande, Mouvement du Graal à Strasbourg, Ordre d'Anubis à New York, Temple of Black Pentacle à Manchester, Odinist Fellowship en Floride, Ordre de la Jarretière (il doit y avoir là-dedans jusqu'à la reine d'Angleterre), Ordre du Vril (maçonnerie néo-nazie, sans adresse), Militia Templi de Montpellier, Ordre Souverain du Temple Solaire à Monte-Carlo, Rose-croix de Harlem (vous comprenez, même les nègres, maintenant), Wicca (association luciférienne d'obédience celtique, ils invoquent les 72 génies de la Kabbale)... en somme, dois-je continuer?