Выбрать главу

– De quel genre ?

– Je ne sais pas. Il faut qu'il soit plus blasé qu'un diabolique, mais il faut qu'il connaisse leur monde. Et puis il doit nous dire sur quoi nous devons miser pour Hermetica. Un spécialiste sérieux de l'hermétisme de la Renaissance...

– Bravo, lui dit Diotallevi, et puis la première fois que tu lui mets entre les mains le Graal et le Sacré-Cœur, il fout le camp en claquant la porte.

– Ce n'est pas dit.

– Je crois avoir l'homme qu'il nous faut, dis-je. C'est un type certainement érudit, qui prend suffisamment au sérieux ces choses-là, mais avec élégance, avec ironie, dirais-je. Je l'ai rencontré au Brésil, mais il devrait être à Milan maintenant. Je devrais avoir son téléphone quelque part.

– Contactez-le, dit Garamond. Avec circonspection, cela dépend du prix. Et puis tâchez aussi de l'utiliser pour la merveilleuse aventure des métaux. »

Agliè parut heureux de me réentendre. Il me demanda des nouvelles de la délicieuse Amparo, je lui fis timidement comprendre que c'était une histoire passée, il s'excusa, fit quelques observations polies sur la fraîcheur avec laquelle un jeune homme peut toujours ouvrir de nouveaux chapitres à sa vie. Je lui touchai un mot d'un projet d'édition. Il se montra intéressé, dit qu'il nous verrait volontiers, et nous fixâmes un rendez-vous chez lui.

De la naissance du Projet Hermès jusqu'à ce jour-là, je m'étais amusé avec insouciance aux dépens de la moitié du monde. Maintenant, ce sont Eux qui commençaient à présenter l'addition. J'étais moi aussi une abeille, et je filais vers une fleur, mais je l'ignorais encore.

– 46 –

Durant le jour tu t'approcheras nombre de fois de la grenouille et proféreras paroles d'adoration. Et tu lui demanderas d'accomplir les miracles que tu désires... en attendant, tu entailleras une croix sur quoi l'immoler.

Extrait d'un Rituel d'Aleister CROWLEY.

Agliè habitait du côté du piazzale Susa : une ruelle à l'écart, un petit hôtel particulier fin de siècle, de style sobrement floral. Un vieux valet de chambre en veste rayée nous ouvrit, qui nous introduisit dans un salon et nous pria d'attendre monsieur le comte.

« Alors il est comte, susurra Belbo.

– Je ne vous l'ai pas dit ? C'est Saint-Germain, ressuscité.

– Il ne peut pas être ressuscité puisqu'il n'est jamais mort, trancha Diotallevi. Ce ne serait pas des fois Ahasvérus, le Juif errant ?

– Selon certains, le comte de Saint-Germain a été aussi Ahasvérus.

– Vous voyez ? »

Agliè entra, toujours tiré à quatre épingles. Il nous serra la main et s'excusa : une réunion ennuyeuse, tout à fait imprévue, l'obligeait à demeurer encore une dizaine de minutes dans son cabinet de travail. Il dit à son valet de chambre de nous porter du café et nous pria de nous asseoir. Il sortit ensuite, en écartant une lourde portière de vieux cuir. Point de porte derrière et, tandis que nous prenions le café, des voix altérées nous parvenaient de la pièce d'à côté. D'abord, nous parlâmes en haussant le ton, pour ne pas écouter, puis Belbo observa que peut-être nous dérangions. Dans un instant de silence nous entendîmes une voix, et une phrase, qui suscitèrent notre curiosité. Diotallevi se leva de l'air d'admirer au mur une gravure du XVIIe siècle, juste à côté de la portière. C'était une caverne creusée dans une montagne, à laquelle quelques pèlerins accédaient en montant sept marches. Après un court laps de temps, nous faisions tous les trois semblant d'étudier la gravure.

Celui que nous avions entendu était certainement Bramanti, et il disait : « En somme, moi je n'envoie des diables chez personne ! »

Ce jour-là nous réalisâmes que Bramanti avait du tapir non seulement l'aspect mais aussi la voix.

L'autre voix était celle d'un inconnu, au fort accent marseillais, et au ton criard, presque hystérique. Par moments s'interposait dans le dialogue la voix d'Agliè, veloutée et conciliante.

« Allons, messieurs, disait maintenant Agliè, vous en avez appelé à mon verdict, et j'en suis honoré, mais dans ce cas-là il faut m'écouter. Avant tout, permettez-moi de le dire, cher Pierre, vous avez été pour le moins imprudent d'écrire cette lettre...

– L'affaire n'est pas compliquée, monsieur le comte, répondait la voix française, ce monsieur Bramanti, vé, il écrit un article, dans une revue que nous tous, peuchère, estimons, où il fait de l'ironie plutôt lourde sur certains lucifériens, qui voleraient des hosties sans même croire en la présence réelle, pour en tirer de l'argent et patati ! et patata ! Bon, à présent tout le monde sait que l'unique Église Luciférienne reconnue est celle dont je suis modestement Tauroboliaste et Psychopompe et on le sait, vous savez, que mon Église, vé, ne fait pas du satanisme vulgaire et ne fait pas de la bouillabaisse avec les hosties, ni de la ratatouille d'ailleurs, comme celle du chanoine Docre à Saint-Sulpice. Moi, dans la lettre, j'ai dit que nous ne sommes pas des satanistes vieux jeu, adorateurs du Grand Tenancier du Mal, et que nous n'avons pas besoin, vé, de singer l'Église de Rome, avec tous ces ciboires et ces comment on dit chasubles... Nous sommes plutôt des Palladiens, vé, mais tout le monde le sait, pour nous Lucifer est le principe du bien, et si ça se trouve, c'est Adonaï, coquin de sort, qui est le principe du mal, parce que ce monde, c'est lui qui l'a créé, et Lucifer avait tenté de s'y opposer...

– D'accord, disait Bramanti, excité, je l'ai dit, je peux avoir péché par légèreté, mais ceci ne vous autorisait pas à me menacer d'un sortilège !

– Allons ! allons ! Ne confondons pas, ouvrez les esgourdes, j'ai fait une métaphore ! Plutôt, c'est vous qui en retour m'avez fait l'envoûtement !

– Eh ! Bien sûr, mes confrères et moi avons du temps à perdre pour envoyer les diablotins se promener ! Nous pratiquons, nous, Dogme et Rituel de la Haute Magie, nous ne sommes pas des jeteuses de sorts !

– Monsieur le comte, j'en appelle à vous. Notoirement, monsieur Bramanti a des rapports avé l'abbé Boutroux, et vous, vous savez bien que de ce prêtre on dit qu'il s'est fait tatouer sur la plante des pieds le crucifix afin, peuchère, de pouvoir marcher sur notre Seigneur, autrement dit le sien... Bon, je rencontre, il y a sept jours de cela, ce prétendu abbé dans la librairie Du Sangreal, vous connaissez, lui me sourit, bien visqueux comme d'habitude, et il me dit bien bien, vé, on s'entendra un de ces soirs... Mais qu'est-ce que ça veut dire, un de ces soirs ? Ça veut dire, écoutez-moi bien, que, deux soirs après, commencent les visites : je suis sur le point d'aller au lit et, vé, je me sens frapper à la figure par des chocs fluidiques, vous savez que ce sont des émanations aisément reconnaissables.

– Vous avez dû frotter vos semelles sur la moquette.

– Ah oui ! Et alors, pourquoi, dites un peu, pourquoi ils volaient, les bibelots ; un de mes alambics m'atteint à la tête, mon Baphomet en plâtre tombe par terre, c'était un cadeau de mon pôvre père, et sur le mur, vé, apparaissent des écritures en rouge, des ordures que je n'ose pas redire ? Or, vous savez bien qu'il n'y a pas plus d'un an feu monsieur Gros avait accusé cet abbé-là de faire des cataplasmes avé de la matière fécale, pardonnez-moi, et l'abbé l'a condamné à mort– et deux semaines après, vé, le pôvre monsieur Gros mourait mystérieusement. Que ce Boutroux manipule des substances vénéneuses, même le jury d'honneur convoqué par les martinistes de Lyon l'a établi...

– Sur la base de calomnies... disait Bramanti.

– Holà, dites donc ! Un procès sur des sujets de cette sorte est toujours fondé sur des indices...