– Oui, mais que monsieur Gros fût un alcoolo avec une cirrhose au dernier stade, ça on ne l'a pas dit au tribunal.
– Mais ne faites pas l'enfant ! Mais la sorcellerie procède par des voies naturelles, si quelqu'un a une cirrhose, on le frappe dans l'organe malade, c'est le b a ba de la magie noire...
– Et alors tous ceux qui meurent de cirrhose, c'est le bon Boutroux, laissez-moi rire !
– Et alors racontez-moi ce qui s'est passé à Lyon pendant ces deux semaines, vé... Chapelle déconsacrée, hostie avé le tétragrammatόn, votre Boutroux dans une grande robe rouge avé la croix renversée, et madame Olcott, sa voyante personnelle, peuchère pour ne pas dire autre chose, qui lui apparaît le trident sur le front, et les calices vides qui se remplissent tout seuls de sang, et l'abbé qui crachouillait dans la bouche des fidèles... C'est vrai ou c'est pas vrai ?
– Mais vous avez trop lu Huysmans, mon cher ! riait Bramanti. Ce fut un événement culturel, une réévocation historique, comme les célébrations de l'école de Wicca et des collèges druidiques !
– Ouais, pécaïre! le carnaval de Venise... »
Nous entendîmes un remue-ménage, comme si Bramanti allait se jeter sur son adversaire, et qu'Agliè le retînt avec peine. « Vous le voyez, vous le voyez, disait le Français de sa voix haut perchée. Mais faites attention, Bramanti, demandez à votre ami Boutroux ce qui lui est arrivé ! Vous, vous ne le savez pas encore, mais il est allongé à l'hôpital, demandez-lui un peu qui lui a cassé la figure ! Même si je ne pratique pas votre goethia là, j'en sais quelque chose moi aussi, et quand j'ai compris que ma maison était habitée, j'ai tracé sur le parquet le cercle de défense, je crois bien, et comme moi je n'y crois pas mais vos diablotins si, j'ai enlevé le scapulaire du Carmel, et je lui ai fait le contresigne, l'envoûtement retourné, ah oui. Votre abbé a passé un bien mauvais quart d'heure, ils te l'ont escagassé, va !
– Vous voyez, vous voyez ? haletait Bramanti, vous voyez que c'est lui qui fait les maléfices ?
– Messieurs, à présent ça suffit, dit Agliè, aimable mais ferme. A présent, vous allez m'écouter. Vous savez combien j'apprécie sur le plan cognitif ces revisitations de rituels désuets, et pour moi l'église luciférienne ou l'ordre de Satan sont également respectables au-delà des différences démonologiques. Vous savez mon scepticisme en la matière, mais enfin, nous appartenons cependant toujours à la même chevalerie spirituelle et je vous invite à un minimum de solidarité. Et puis, messieurs, mêler le Prince des Ténèbres à des dépits personnels ! Si c'était vrai, ce serait puéril. Allons, fables d'occultistes. Vous ne vous comportez pas mieux que de vulgaires francs-maçons. Boutroux est un dissident, soyons francs, et si l'occasion s'en présente, cher Bramanti, invitez-le à revendre à un brocanteur son bric-à-brac d'accessoiriste pour le Méphistophélès de Boïto...
– Ah ah, c'est bien dit ça, ricanait le Français, c'est de la brocanterie...
– Ramenons les faits à leurs justes proportions. Il y a eu un débat sur ce que nous appellerons des formalismes liturgiques, les esprits se sont enflammés, mais ne donnons pas corps aux ombres. Remarquez bien, cher Pierre, que je n'exclus pas du tout la présence d'entités étrangères dans votre maison, c'est la chose la plus normale du monde, mais un minimum de bon sens permettrait de tout expliquer avec un poltergeist...
– Ah, ça je ne l'exclus pas, dit Bramanti, la conjoncture astrale dans cette période...
– Et alors ! Allez, une poignée de main, et une accolade fraternelle. »
Nous entendîmes des murmures d'excuses réciproques. « Vous le savez bien, disait Bramanti, parfois, pour repérer qui attend vraiment l'initiation, il faut se prêter aussi au folklore. Même ces marchands du Grand Orient, qui ne croient à rien, ont un cérémonial.
– Bien entendu, le rituel, ah ça...
– Mais nous ne sommes plus aux temps de Crowley, compris ? dit Agliè. Je vous quitte à présent, j'ai d'autres hôtes. »
Nous regagnâmes rapidement le divan, et attendîmes Agliè avec dignité et désinvolture.
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Or donc notre plus haut effort a été de trouver un ordre dans ces sept mesures, efficace, suffisant, distinct, et qui tienne toujours le sentiment éveillé et la mémoire percutée... Cette haute et incomparable collocation a non seulement la fonction de nous conserver ce qui nous a été confié de choses, paroles et arts... mais nous donne encore la vraie sapience...
Giulio Camillo DELMINIO, Idea del Theatro, Firenze, Torrentino, 1550, Introduction.
Au bout de quelques petites minutes, Agliè entrait. « Veuillez m'excuser, mes chers amis. Je sors d'une discussion désagréable, et c'est peu dire. Notre ami Casaubon le sait, je me considère comme un amateur d'histoire des religions, ce qui fait que certains, et ce n'est pas rare, recourent à mes lumières, peut-être plus à mon bon sens qu'à ma doctrine. Il est curieux, savez-vous, comme parmi les adeptes d'études sapientiales se trouvent parfois des personnalités singulières... Je ne parle pas des sempiternels chercheurs de consolations transcendantales ou des esprits mélancoliques, mais même des personnes de profond savoir, et de grande finesse intellectuelle, qui, pourtant, s'abandonnent à des chimères nocturnes et perdent le sentiment de la limite entre vérité traditionnelle et archipel de l'étonnant. Les personnes avec lesquelles j'avais une entrevue tantôt, disputaient sur des conjectures puériles Las, cela arrive, comme on dit, dans les meilleures familles. Mais suivez-moi, je vous prie, dans mon petit cabinet de travail, où l'atmosphère pour converser sera plus confortable. »
Il souleva la portière de cuir, et nous fit passer dans l'autre pièce. Nous ne l'aurions pas taxée de petit cabinet, tant elle était vaste, et meublée d'exquises étagères anciennes, tapissées de livres bien reliés, certainement tous d'un âge vénérable. Ce qui me frappa, plus que les livres, ce furent quelques vitrines remplies d'objets incertains, des pierres, eûmes-nous l'impression, et de petits animaux, sans que nous pussions comprendre s'ils étaient empaillés ou momifiés ou finement reproduits. Le tout comme immergé dans une clarté diffuse et crépusculaire. Elle paraissait provenir d'une grande fenêtre bilobée au fond, des vitraux aux résilles de plomb en losanges filtrant une lumière d'ambre, mais la lumière de la fenêtre bilobée se fondait avec celle d'une large lampe posée sur une table d'acajou sombre, recouverte de papiers. C'était une de ces lampes qu'on trouve parfois sur les tables de lecture des vieilles bibliothèques, à l'abat-jour vert en coupole, qui pouvait jeter un ovale blanc sur les pages, laissant le reste de la salle dans une pénombre opalescente. Ce jeu de lumières différentes, aussi innaturelles les unes que les autres, d'une certaine façon ravivait cependant, au lieu de l'éteindre, la polychromie du plafond.
C'était un plafond en voûte, que la fiction décorative voulait soutenu aux quatre côtés par des colonnettes rouge brique avec de petits chapiteaux dorés, mais le trompe-l'oeil des images qui l'envahissaient, réparties en sept zones, lui donnait des allures de voûte bohémienne, et toute la salle prenait le ton d'une chapelle mortuaire, impalpablement peccamineuse, mélancoliquement sensuelle.
« Mon petit théâtre, dit Agliè, dans le goût de ces fantaisies de la Renaissance où l'on disposait des encyclopédies visuelles, florilèges de l'univers. Plus qu'une habitation, une machine pour se rappeler. Il n'est d'image que vous voyez qui, se combinant dûment avec d'autres, ne révèle et ne résume un mystère du monde. Vous remarquerez cette théorie de figures, que le peintre a voulues similaires à celles du palais de Mantoue : ce sont les trente-six décans, seigneurs du ciel. Et pour faire un clin d'oeil, et par fidélité à la tradition, depuis que j'ai découvert cette splendide reconstruction due à qui sait qui, j'ai souhaité que même les petites pièces qui correspondent, dans les vitrines, aux images du plafond, résumassent les éléments fondamentaux de l'univers : l'air, l'eau, la terre et le feu. Ce qui explique la présence de cette gracieuse salamandre, par exemple, chef-d'œuvre de taxidermie d'un ami cher, ou cette délicate reproduction en miniature, au vrai un peu tardive, de l'éolipile de Héron, dont l'air contenu dans la sphère, si j'activais ce petit fourneau à alcool qui lui sert de cuvette, se réchauffant et s'échappant par ces menus becs latéraux, provoquerait la rotation. Instrument magique, dont se servaient déjà les prêtres égyptiens dans leurs sanctuaires, comme nous le répètent tant de textes illustres. Eux ils l'utilisaient pour feindre un prodige, et les foules vénéraient ce prodige, mais le vrai prodige est dans la loi d'or qui en règle la mécanique secrète et simple, aérienne et élémentaire, air et feu. Et c'est là cette sapience, que possédèrent nos anciens, et les hommes de l'alchimie, et qu'ont perdue les constructeurs de cyclotrons. Ainsi tourné-je le regard vers mon théâtre de la mémoire, enfant d'un grand nombre d'autres, plus vastes, qui fascinèrent les grands esprits du passé, et je sais. Je sais, plus que les prétendus savants. Je sais que comme c'est en bas, de même c'est en haut. Et il n'y a rien d'autre à savoir. »