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« Abou » avait sûrement été la réponse privée de Belbo à ses détracteurs, une farce estudiantine, de néophyte, mais cela en disait long sur la fureur combinatoire avec laquelle Belbo s'était approché de la machine. Lui qui affirmait toujours, avec son sourire pâle, que, du moment où il avait découvert son impossibilité à être un protagoniste, il avait décidé d'être un spectateur intelligent – inutile d'écrire si on n'a pas une motivation sérieuse, mieux vaut récrire les livres des autres, c'est ce que fait le bon conseiller éditorial – et il avait trouvé dans cette machine une sorte d'hallucinogène, il s'était mis à laisser courir ses doigts sur le clavier comme s'il faisait des variations sur la Lettre à Élise, assis devant le vieux piano de chez lui, sans peur d'être jugé. Il ne pensait pas créer : lui, si terrorisé par l'écriture, il savait qu'il ne s'agissait pas là de création, mais d'un essai d'efficacité électronique, d'un exercice de gymnastique. Cependant, oubliant ses fantasmes habituels, il trouvait dans ce jeu la formule pour exercer ce retour d'adolescence qui est propre au quinquagénaire. En tout cas, et en quelque sorte, son pessimisme naturel, sa difficile reddition des comptes avec le passé, s'étaient émoussés dans le dialogue avec une mémoire minérale, objective, obéissante, irresponsable, transistorisée, si humainement inhumaine qu'elle lui permettait de ne pas éprouver son mal de vivre habituel.

FILENAME : ABOU

Ô quelle belle matinée de fin novembre, au commencement était le verbe, chante-moi ô déesse d'Achille fils de Pélée les femmes les chevaliers les armes les amours. Point et va à la ligne tout seul. Essaie essaie essaie parakalo parakalo, avec le bon programme tu fais même des anagrammes, si tu as écrit tout un roman sur un héros sudiste qui s'appelle Rhett Butler et une jeune fille capricieuse qui s'appelle Scarlett, et puis que tu changes d'avis, tu n'as qu'à donner un ordre et Abou change tous les Rhett Butler en prince Andrei et les Scarlett en Natacha, Atlanta en Moscou, et tu as écrit guerre et paix.

Abou va faire maintenant une chose : je tape cette phrase, je donne l'ordre à Abou de changer chaque « a » en « akka » et chaque « o » en « oulla », et il en résultera un morceau quasi finnois.

Akkaboullau fakkait makkaintenakkant une choullase : je takkape cette phrakkase, je doullanne l'oullardre akka Akkaboullau de chakkanger chakkaque « akka » en « akkakkakka » et chakkaque « oulla » en « oullakka », et il en résulterakka un moullarceakkau quakkasi finnoullais.

Oh joie, oh vertige de la différance, ô mon lecteur/ écrivain idéal affecté d'une idéale insomnie, oh veille de finnegan, oh créature gracieuse et bénigne. Il ne t'aide pas toi à penser mais il t'aide toi à penser pour lui. Une machine totalement spirituelle. Si tu écris avec une plume d'oie il te faut gratter du papier plein de sueur et tremper à tout instant dans l'encrier, les pensées se superposent et le poignet ne suit plus, si tu tapes à la machine les lettres se chevauchent, tu ne peux avancer à la vitesse de tes synapses mais seulement au rythme maladroit de la mécanique. Par contre avec lui, avec celui-ci (celle-là ?) les doigts laissent errer leur imagination, l'esprit effleure le clavier, emporté sur les ailes dorées, tu médites enfin la sévère raison critique sur le bonheur du prime abord.

Et voilce que je faisà prsent, jprends ce clob de tréatologies orthigrphiques et je commande la machien cde le cupier etde le grader en mémoire de trasit et puis de lefairaffleurer dces limbse sur lécran, enfin de cours,

Voilà, je tapais à l'aveuglette, et à présent j'ai pris ce bloc de tératologies orthographiques et j'ai ordonné à la machine de répéter son erreur en fin de course, mais cette fois je l'ai corrigée et elle est enfin apparue en toute lisibilité, parfaite, de caca de ma mie j'ai tiré Académie.

J'aurais pu me repentir et jeter le premier bloc : je le laisse uniquement pour montrer comment peuvent coexister sur cet écran être et devoir être, contingence et nécessité. Mais je pourrais soustraire le bloc infâme au texte visible et pas à la mémoire, conservant ainsi les archives de mes refoulements, ôtant aux freudiens omnivores et aux virtuoses des variantes le goût de la conjecture, et le métier et la gloire académique.

Mieux que la mémoire vraie parce que celle-ci, et même au prix d'un dur exercice, apprend à se souvenir mais pas à oublier. Diotallevi raffole sefarditiquement de ces palais avec un escalier monumental et la statue d'un guerrier qui perpètre un horrible forfait sur une femme sans défense, et puis des couloirs avec des centaines de pièces, chacune avec la représentation d'un prodige, apparitions subites, vicissitudes inquiétantes, momies animées, et à chaque image, parfaitement mémorable, tu associes une pensée, une catégorie, un élément du trousseau cosmique, même un syllogisme, un sorite démesuré, des chaînes d'apophtegmes, des colliers d'hypallages, des roses de zeugmes, des danses d'hystérons protérons, des aposiopèses de logorrhée, des hiérarchies de stoïkéia, des précessions d'équinoxes, des parallaxes, des herbiers, des généalogies de gymnosophistes – et ainsi à l'infini – ô Raimundo, ô Camillo, vous à qui il suffisait de reparcourir en esprit vos visions pour aussitôt reconstruire la grande chaîne de l'être, en love and joy, car tout ce qui dans l'univers s'offre au regard, s'était déjà réuni en un volume dans votre esprit, et Proust vous aurait fait sourire. Mais la fois où nous pensions avec Diotallevi construire un ars oblivionalis, nous n'avons pas réussi à trouver les règles pour l'oubli. C'est inutile, tu peux aller à la recherche du temps perdu en suivant des traces labiles comme le Petit Poucet dans le bois, mais tu n'arrives pas à égarer exprès le temps retrouvé. Le Petit Poucet revient toujours, comme une idée fixe. Il n'existe pas de technique de l'oubli, nous en sommes encore aux processus naturels de hasard – lésions cérébrales, amnésie ou l'improvisation manuelle, que sais-je, un voyage, l'alcool, la cure de sommeil, le suicide.

Abou, par contre, peut aller jusqu'à te consentir des petits suicides locaux, des amnésies provisoires, des aphasies indolores.

Où étais-tu hier soir, L

Voilà, indiscret lecteur, tu ne sauras jamais, et pourtant cette ligne brisée, là en haut, qui donne sur le vide, était précisément le début d'une longue phrase qu'en fait j'ai bien écrite mais qu'ensuite j'ai voulu ne pas avoir écrite (et ne pas avoir même pensée) car j'aurais voulu que ce que j'avais écrit ne fût pas même arrivé. Il a suffi d'un ordre, une bave laiteuse s'est étendue sur le bloc fatal et inopportun, j'ai pressé un « efface» et pchittt, tout disparu.

Mais ce n'est pas tout. La tragédie du suicidé est que, à peine a-t-il sauté par la fenêtre, entre le septième et le sixième étage il change d'avis : « Oh, si je pouvais revenir en arrière ! » Rien à faire. Jamais vu ça. Splatch. Au contraire, Abou est indulgent, il te permet la résipiscence, je pourrais encore ravoir mon texte disparu si je me décidais à temps et appuyais sur la touche de récupération. Quel soulagement. Du seul fait de savoir que, si je veux, je pourrais me souvenir, j'oublie aussitôt.

Je n'irai jamais plus de troquet en troquet pour désintégrer des nacelles étrangères avec des balles traçantes tant que le monstre ne te désintègre pas toi. Ici c'est bien mieux, tu désintègres des pensées. C'est une galaxie de milliers et de milliers d'astéroïdes, tous en file, blancs ou verts, et c'est toi qui les crées. Fiat Lux, Big Bang, sept jours, sept minutes, sept secondes, et naît devant tes yeux un univers en pérenne liquéfaction, où n'existent même pas des lignes cosmologiques précises et des liens temporels, bien loin du numerus Clausius, ici on va en arrière même dans le temps, les caractères surgissent et réaffleurent avec un air indolent, ils pointent le nez du néant et, dociles, y retournent, et quand tu rappelles, rattaches, effaces, ils se dissolvent et réectoplasment dans leur lieu naturel, c'est une symphonie sous-marine de raccordements et de fractures molles, une danse gélatineuse de comètes autophages, comme le brochet de Yellow Submarine, tu appuies le bout des doigts et l'irréparable commence à glisser en arrière vers un mot vorace et disparaît dans sa gueule, il suce et swrrrlourp, le noir, si tu ne t'arrêtes pas il se mange soi-même et s'engraisse de son néant, trou noir du Cheshire.