Il nous offrit des cigares cubains, de forme curieuse, pas droits, mais tordus, froissés, bien qu'épais et gras. Nous nous récriâmes d'admiration et Diotallevi s'approcha des étagères.
« Oh, disait Agliè, le minimum d'une petite bibliothèque, comme vous voyez, pas plus de deux centaines de volumes, j'ai mieux dans ma maison de famille. Mais modestement tous de quelque prix et rareté, certes pas disposés au hasard, et l'ordre des matières verbales suit celui des images et des objets. »
Diotallevi fit timidement mine de toucher les volumes. « Je vous en prie, dit Agliè, c'est l'Œdypus Aegyptiacus d'Athanasius Kircher. Vous le savez, il a été le premier, après Horapollon, qui tentât d'interpréter les hiéroglyphes. Homme fascinant, j'aimerais que ce fût ici comme son musée des merveilles, qu'à présent on voudrait dispersé, parce que celui qui ne sait pas chercher ne trouve pas... Très aimable conservateur. Il était si fier le jour où il découvrit que ce hiéroglyphe signifiait " les bénéfices du divin Osiris soient fournis par des cérémonies sacrées et par la chaîne des génies... " Puis vint cet homme plein de manigances, le très odieux Champollion, croyez-moi, d'une vanité infantile, et il affirma avec insistance que le signe correspondait seulement au nom d'un pharaon. Quelle ingéniosité chez les modernes pour avilir les symboles sacrés. L'ouvrage n'est pas si rare que ça : il coûte moins qu'une Mercedes. Regardez plutôt celui-ci, la première édition, 1595, de l'Amphitheatrum sapientiae aeternae de Khunrath. On dit qu'il n'y en a que deux exemplaires au monde. Voici le troisième. Et celui-ci, par contre, c'est la première édition du Telluris Theoria Sacra de Burnetius. Je ne puis pas en regarder les tables, le soir, sans éprouver une sensation de claustrophobie mystique. Les profondeurs de notre globe... Insoupçonnées, n'est-ce pas? Je vois que monsieur Diotallevi est fasciné par ces caractères hébraïques du Traicté des Chiffres de Vigenère. Voyez alors ceci : c'est la première édition de la Kabbala Denudata de Knorr Christian von Rosenroth. Vous êtes sûrement au courant, ensuite le livre fut traduit, partiellement et mal, et divulgué en anglais au début de ce siècle par ce scélérat de McGregor Mathers... Vous devez savoir quelque chose sur ce scandaleux conventicule qui tant fascina les esthètes britanniques, la Golden Dawn. D'une pareille bande de falsificateurs de documents initiatiques, il ne pouvait que naître une série de dégénérations sans fin, depuis la Stella Matutina jusqu'aux églises sataniques d'Aleister Crowley, qui évoquait les démons pour obtenir les grâces de certains gentilshommes fidèles au vice anglais. Si vous saviez, mes chers amis, combien de personnes douteuses, et c'est peu dire, il faut rencontrer quand on se consacre à ces études, vous le verrez vous-mêmes si vous commencez à publier dans ce domaine-là. »
Belbo saisit la perche que lui tendait Agliè pour entrer dans le vif du sujet. Il lui dit que les éditions Garamond désiraient publier chaque année quelques livres de caractère, dit-il, ésotérique.
« Oh, ésotérique, sourit Agliè, et Belbo rougit.
– Disons... hermétique ?
– Oh, hermétique, sourit Agliè.
– Bon, dit Belbo, j'utilise sans doute des termes erronés, mais vous comprenez certainement le genre.
– Oh, sourit encore Agliè, il n'y a pas de genre. C'est le savoir. Ce que vous voulez, mes chers amis, c'est publier un éventail du savoir non dégénéré. Ce ne sera peut-être pour vous qu'un choix éditorial, mais si je dois m'en occuper ce sera pour moi une recherche de vérité, une queste du Graal. »
Belbo l'avertit que, comme le pêcheur jette son filet et peut ramener aussi des coquilles vides et des sacs de plastique, chez Garamond arriveraient de nombreux manuscrits d'un sérieux discutable, et on cherchait un lecteur sévère qui triât le bon grain de l'ivraie, mais qui signalerait aussi les histoires bizarres car une maison d'édition amie apprécierait qu'on détournât vers elle des auteurs d'une moindre dignité... Naturellement, il s'agissait d'établir aussi des honoraires dignes de ce travail.
« Grâce au ciel, je suis ce qu'on appelle un rentier. Un rentier curieux et même avisé. Il me suffit, dans le cours de mes explorations, de trouver un autre exemplaire du Khunrath, ou une autre belle salamandre embaumée, ou une corne de narval (que j'aurais honte de posséder dans ma collection, mais que le trésor de Vienne va jusqu'à exhiber comme corne de licorne), et je gagne avec une brève et agréable transaction plus que vous ne pourriez me donner en dix ans de consultation. Je verrai vos manuscrits dans un esprit d'humilité. Je suis convaincu que même dans le texte le plus désolant, je découvrirai une étincelle, sinon de vérité, du moins de mensonge insolite, et souvent les extrêmes se touchent. Je ne m'ennuierai que sur-l'évidence, et pour cet ennui vous me dédommagerez. Selon l'ennui que j'éprouverai, je me limiterai à communiquer en fin d'année une courte note, que je contiendrai dans les limites du symbolique. Si vous la jugez excessive, vous m'enverrez une caissette de vins de crus précieux. »
Belbo restait perplexe. Il était habitué à traiter avec des conseillers geignards et affamés. Il ouvrit la serviette qu'il avait apportée avec lui et en tira un volumineux manuscrit dactylographié.
« Je ne voudrais pas que vous vous fassiez des idées trop optimistes. Voyez par exemple ceci, qui me semble typique de la moyenne. »
Agliè feuilleta le manuscrit : « La langue secrète des Pyramides... Voyons voir la table des matières... Le Pyramidion... Mort de Lord Carnavon... Le témoignage d'Hérodote... » Il le referma. « Vous l'avez lu tous les trois ?
– Moi, rapidement, ces jours derniers », fit Belbo.
Il lui restitua l'objet. « Voilà, vous voudrez bien me dire si mon résumé est correct. » Il s'assit derrière son bureau, mit la main dans la poche de son gilet, en sortit la boîte à pilules que j'avais déjà vue au Brésil, la tourna et retourna entre ses doigts fins et fuselés qui, il y a un instant, caressaient ses livres chéris, leva les yeux vers les décorations du plafond, et me donna l'impression de réciter un texte qu'il connaissait depuis longtemps.
« L'auteur de ce livre devrait rappeler que Piazzi Smyth découvre les mesures sacrées et ésotériques des pyramides en 1864. Permettez-moi de citer seulement par nombres entiers, à mon âge la mémoire commence à faire défaut... Il est singulier que leur base soit un carré dont le côté mesure 232 mètres. A l'origine la hauteur était de 148 mètres. Si nous traduisons en coudées sacrées égyptiennes, nous avons une base de 366 coudées, c'est-à-dire le nombre de jours d'une année bissextile. Pour Piazzi Smyth, la hauteur multipliée par 10 à la puissance neuf donne la distance Terre-Soleil : 148 millions de kilomètres. Une bonne approximation pour ces temps-là, vu qu'aujourd'hui la distance calculée est de 149 millions et demi de kilomètres, et il n'est pas dit qu'ils aient raison, les modernes. La base divisée par la largeur d'une des pierres donne 365. Le périmètre de la base est de 931 mètres. Que l'on divise par le double de la hauteur et on a 3,14, le nombre π. Splendide, n'est-ce pas ? »