– Et alors ? demanda Belbo.
– C'est là que je vous attends, mon ami. Électricité, radioactivité, énergie atomique, le vrai initié sait que ce sont des métaphores, des couvertures superficielles, des mensonges conventionnels, au mieux de piteux succédanés de quelque force ancestrale, et oubliée, que l'initié cherche, et un jour connaîtra. Nous devrions peut-être parler, et il hésita un instant, des courants telluriques.
– Comment ? » demanda je ne sais plus lequel de nous trois.
Agliè eut l'air déçu : « Vous voyez ? J'espérais déjà que parmi vos postulants était apparu quelqu'un qui pouvait me dire quelque chose de plus intéressant. Je m'aperçois qu'il s'est fait tard. Bien, mes amis, engagement est pris, et le reste, c'étaient des divagations de vieil homme d'étude. »
Tandis qu'il nous tendait la main, le valet de chambre entra et lui murmura quelque chose à l'oreille. « Oh, cette chère amie, dit Agliè, j'avais oublié. Faites-la attendre une minute... non, pas dans le salon, dans le boudoir turc. »
La chère amie devait avoir une certaine familiarité avec la maison car elle se trouvait déjà sur le seuil du cabinet de travail, et, sans même nous regarder dans la pénombre du jour touchant désormais à sa fin, elle se dirigeait, sûre d'elle, vers Agliè, lui caressait le visage avec coquetterie et lui disait : « Simon, tu ne me feras pas faire antichambre ! » C'était Lorenza Pellegrini.
Agliè s'écarta légèrement, lui baisa la main, et lui dit en nous montrant : « Ma chère, ma douce Sophia, vous savez que vous êtes dans votre maison dans chaque maison que vous illuminez. Mais j'étais en train de prendre congé de mes hôtes. »
Lorenza s'aperçut de notre présence et fit un joyeux signe de salut – il ne me souvient pas de l'avoir jamais vue surprise ou embarrassée par quoi que ce fût. « Oh, c'est super, dit-elle, vous aussi vous connaissez mon ami ! Jacopo, ça va. » (Elle ne demanda pas comment il allait, elle le dit.)
Je vis Belbo pâlir. Nous saluâmes ; Agliè se dit heureux de cette connaissance commune. « Je considère que notre commune amie est une des créatures les plus pures que j'aie jamais eu la fortune de connaître. Dans sa fraîcheur elle incarne, permettez cette fantaisie d'un vieux savant, la Sophia exilée sur cette terre. Mais ma douce Sophia, je n'ai pas pu vous avertir à temps, la soirée promise a été retardée de quelques semaines. J'en suis désolé.
– Peu importe, dit Lorenza, j'attendrai. Vous allez au bar, vous ? nous demanda-t-elle, ou plutôt nous intima-t-elle. Bien, moi je reste ici une demi-heure, je veux que Simon me donne un de ses élixirs, vous devriez les essayer, mais il dit qu'ils ne sont que pour les élus. Ensuite, je vous rejoins. »
Agliè sourit de l'air d'un oncle indulgent, la fit asseoir, nous accompagna vers la sortie.
Nous nous retrouvâmes dans la rue et nous dirigeâmes vers chez Pilade, avec ma voiture. Belbo était muet. Nous ne dîmes mot pendant tout le trajet. Mais au comptoir, il fallait rompre le charme.
« Je ne voudrais pas vous avoir conduits entre les mains d'un fou, dis-je.
– Non, dit Belbo. L'homme est pénétrant, et subtil. Seulement, il vit dans un monde différent du nôtre. » Puis il ajouta, ténébreux : « Ou presque. »
– 49 –
La Traditio Templi postule de par elle-même la tradition d'une chevalerie templière, chevalerie spirituelle et initiatique...
Henry CORBIN, Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980, p. 373.
« Je crois avoir compris votre Agliè, Casaubon », dit Diotallevi, qui, arrivé chez Pilade, avait demandé un blanc pétillant, tandis que nous craignions tous pour sa santé spirituelle. « C'est un curieux des sciences secrètes, qui se méfie des perroquets et des dilettantes. Mais, comme nous l'avons indûment entendu aujourd'hui, tout en les méprisant il les écoute, les critique, et ne se dissocie pas d'eux.
– Aujourd'hui ce monsieur, ce comte, ce margrave Agliè ou qui il peut bien être, a prononcé une expression clef, dit Belbo. Chevalerie spirituelle. Il les méprise mais se sent uni à eux par un lien de chevalerie spirituelle. Je crois le comprendre.
– Dans quel sens ? » demandâmes-nous.
Belbo en était à son troisième martini-gin (whisky le soir, soutenait-il, parce que ça calme et incline à la rêverie ; martini-gin en fin d'après-midi parce que ça excite et raffermit). Il commença à parler de son enfance à ***, ainsi qu'il l'avait déjà fait une fois avec moi.
« Nous étions entre l'année 1943 et l'année 1945, je veux dire dans la période de passage du fascisme à la démocratie, puis de nouveau à la dictature de la République de Salò, mais avec la guerre des partisans dans les montagnes. Au début de cette histoire, j'avais onze ans, et je vivais dans la maison de mon oncle Carlo. Nous habitions en ville, mais en 1943 les bombardements s'étaient faits plus denses et ma mère avait décidé que nous devions évacuer, comme on disait alors. A *** habitaient mon oncle Carlo et ma tante Caterina. Mon oncle Carlo venait d'une famille de cultivateurs, et il avait hérité de la maison de ***, avec des terres, données en métayage à un certain Adelino Canepa. Le métayer travaillait, moissonnait le blé, faisait du vin, et versait la moitié des gains au propriétaire. Situation de tension, évidemment : le métayer se considérait exploité, et tout autant le propriétaire parce qu'il ne percevait que la moitié des revenus de ses terres. Les propriétaires haïssaient les métayers et les métayers haïssaient les propriétaires. Mais ils cohabitaient, dans le cas de mon oncle Carlo. En 14, mon oncle Carlo s'était enrôlé volontaire dans les chasseurs alpins. Rude trempe de Piémontais, tout devoir et patrie, il était devenu d'abord lieutenant et puis capitaine. Bref, dans une bataille sur le Carso, il s'était trouvé à côté d'un soldat idiot qui s'était fait sauter une grenade entre les mains – autrement pourquoi les aurait-on appelées grenades à main ? En somme, on allait le jeter dans la fosse commune quand un infirmier s'était aperçu qu'il était encore en vie. On le transporta dans un hôpital de campagne, on lui enleva un œil, qui désormais pendouillait hors de l'orbite, on lui coupa un bras, et, selon les dires de ma tante Caterina, on lui inséra aussi une plaque de métal sous le cuir chevelu, parce qu'il avait perdu un morceau de boîte crânienne. En somme, un chef-d'œuvre de chirurgie, d'un côté, et un héros, de l'autre. Médaille d'argent, croix de chevalier de la Couronne d'Italie, et, après la guerre, une place assurée dans l'administration publique. Mon oncle Carlo finit directeur des impôts à ***, où il avait hérité de la propriété des siens, et il était allé habiter dans la maison ancestrale, à côté d'Adelino Canepa et de sa famille.
« Mon oncle Carlo, en tant que directeur des impôts, était un notable local. Et en tant que mutilé de guerre et chevalier de la Couronne d'Italie, il ne pouvait que sympathiser avec le gouvernement en place, qui, le hasard l'avait voulu, était la dictature fasciste. Il était fasciste, mon oncle Carlo ?