Выбрать главу

« Dans la mesure où, comme on disait en 68, le fascisme avait revalorisé les ex-combattants et les gratifiait de décorations et avancements de carrière, disons que mon oncle Carlo était modérément fasciste. Suffisamment pour se faire haïr par Adelino Canepa qui, en revanche, était antifasciste, pour des raisons très claires. Il devait se rendre chez lui chaque année pour se mettre d'accord sur sa déclaration de revenus. Il arrivait dans le bureau avec un air complice et plein d'assurance, après avoir essayé de séduire ma tante Caterina à l'aide de quelques douzaines d'œufs. Et il trouvait en face de lui mon oncle Carlo, qui non seulement en sa qualité de héros était incorruptible, mais qui connaissait mieux que quiconque combien Canepa lui avait volé au cours de l'année, et il ne lui pardonnait pas un centime. Adelino Canepa se jugea victime de la dictature, et il se mit à répandre des bruits calomnieux sur mon oncle Carlo. Ils logeaient l'un à l'étage noble et l'autre au rez-de-chaussée, ils se rencontraient matin et soir, mais ils ne se saluaient plus. Les contacts, c'était ma tante Caterina qui les gardait, et, après notre arrivée, ma mère – à laquelle Adelino Canepa exprimait toute sa sympathie et sa compréhension pour le fait qu'elle était la belle-sœur d'un monstre. Mon oncle rentrait, tous les soirs à six heures, avec son inévitable costume croisé gris, son chapeau mou et le journal La Stampa encore à lire. Il marchait droit, en chasseur alpin, l'œil gris fixant le sommet à conquérir. Il passait devant Adelino Canepa qui, à cette heure, prenait le frais sur un banc du jardin, et c'était comme s'il ne l'avait pas vu. Puis il croisait madame Canepa sur la porte, au rez-de-chaussée, et il ôtait cérémonieusement son chapeau. Ainsi tous les soirs, année après année. »

Il était huit heures, Lorenza ne revenait pas comme elle l'avait promis, Belbo en était à son cinquième martini-gm.

« Vint l'année 1943. Un matin, mon oncle Carlo entra chez nous, me réveilla avec un grand baiser et dit mon garçon tu veux savoir la nouvelle la plus considérable de l'année ? Ils ont balancé Mussolini. Je n'ai jamais compris si mon oncle Carlo en souffrait. C'était un citoyen très intègre et un serviteur de l'État. S'il souffrit, il n'en parla pas, et il continua à diriger les impôts pour le gouvernement Badoglio. Vint ensuite le 8 septembre, la zone où nous vivions tomba sous le contrôle de la République sociale d'un Mussolini libéré par les Allemands, et mon oncle Carlo s'aligna. Adelino Canepa, pendant ce temps, faisait parade de ses contacts avec les premières formations de partisans, là dans les montagnes, et il promettait des vengeances exemplaires. Nous, les gamins, nous ne savions pas encore qui étaient les partisans. Un tas d'histoires circulaient sur eux, mais personne ne les avait encore vus. On parlait d'un chef des monarchistes badogliens, un certain Terzi (un surnom, naturellement, comme il arrivait alors, et beaucoup disaient qu'il l'avait emprunté au Terzi des bandes dessinées, l'ami de Dick Fulmine), ex-adjudant des carabiniers, qui, dans les premiers combats contre les fascistes et les SS, avait perdu une jambe, et commandait toutes les brigades sur les collines autour de ***. Alors la sale affaire eut lieu. Un jour, les partisans se montrèrent dans le bourg. Ils étaient descendus des collines et ils parcouraient les rues de long en large, encore sans uniforme défini, avec des foulards bleus, tirant des rafales de mitraillette vers le ciel, pour dire qu'ils étaient là. La nouvelle se répandit, tout le monde s'enferma chez soi, on ne savait pas encore quelle espèce de gens ils étaient. Ma tante Caterina exprima quelques faibles préoccupations, au fond ils se disaient les amis d'Adelino Canepa, ou du moins Adelino Canepa se disait leur ami, ils ne feraient tout de même pas de mal à mon oncle ? Ils en firent. Nous avons été informés qu'autour de onze heures une bande de partisans, mitraillettes pointées, étaient entrés dans le bureau des impôts et avaient arrêté mon oncle, l'emmenant vers une destination inconnue. Ma tante Caterina s'allongea sur son lit, commença à sécréter une écume blanchâtre par la bouche et déclara qu'on allait tuer mon oncle Carlo. Il suffisait d'un coup de crosse de mousquet, et, à cause de la plaque sous-cutanée, il mourrait sans faire ouf. Attiré par les cris de la tante, arriva Adelino Canepa suivi de sa femme et de ses enfants. Ma tante lui hurla qu'il était un Judas, que c'était lui qui avait dénoncé l'oncle aux partisans parce qu'il avait encaissé les contributions pour la République sociale ; Adelino Canepa jura sur ce qu'il avait de plus sacré que ce n'était pas vrai, mais on voyait qu'il se sentait responsable pour avoir trop parlé autour de lui. Ma tante le chassa. Adelino Canepa pleura, en appela à ma mère, rappela toutes les fois qu'il avait cédé un lapin ou un poulet pour un prix dérisoire, ma mère s'enferma dans un silence plein de dignité, ma tante Caterina continua d'émettre une écume blanchâtre. Moi je pleurais. Enfin, après deux heures de calvaire, nous entendîmes des cris, et mon oncle Carlo apparut sur une bicyclette, qu'il conduisait d'un seul bras : il semblait revenir d'une promenade. Il se rendit aussitôt compte du remue-ménage dans le jardin et il eut le culot de demander ce qui s'était passé. Il haïssait les drames, comme tous les gens de nos régions. Il monta, s'approcha du lit de douleur de ma tante Caterina, qui ruait encore de ses jambes amaigries, et il lui demanda pourquoi elle était si agitée.

– Que s'était-il passé ?

– Il s'était passé que probablement les partisans de Terzi avaient recueilli les murmures d'Adelino Canepa et ils avaient identifié mon oncle Carlo comme l'un des représentants locaux du régime, l'arrêtant pour donner une leçon à tout le bourg. Mon oncle Carlo avait été emmené dans un camion hors de l'agglomération et s'était trouvé en face de Terzi, flamboyant dans ses décorations de guerre, la mitraillette dans la main droite, la gauche appuyée à une béquille. Et mon oncle Carlo, mais je ne crois vraiment pas que ce fut une astuce, ç'avait été l'instinct, l'habitude, le rituel chevaleresque, avait claqué des talons et s'était mis au garde-à-vous, et il s'était présenté, commandant des chasseurs alpins Carlo Covasso, mutilé et grand invalide de guerre, médaille d'argent. Et Terzi avait claqué des talons, au garde-à-vous lui aussi, et il s'était présenté, adjudant Rebaudengo, des Carabiniers royaux, commandant de la brigade badoglienne Bettino Ricasoli, médaille de bronze. Où, avait demandé mon oncle Carlo ? Et Terzi, impressionné : Pordoï, mon commandant, cote 327. Nom de Dieu, avait dit mon oncle Carlo, moi j'étais à la cote 328, troisième régiment, Sasso di Stria ! La bataille du solstice ? La bataille du solstice. Et la canonnade sur les Cinque Dita ? Dieu du cul, si je m'en souviens ! Et cet assaut à la baïonnette, la veille de la Saint-Crépin ? Putain de Dieu ! En somme des choses de cet acabit. Puis, l'un avec un bras de moins, l'autre avec une jambe de moins, tel un seul homme ils avaient fait un pas en avant et s'étaient embrassés. Terzi lui avait dit voyez-vous chevalier, voyez-vous mon commandant, il appert que vous encaissez des contributions pour le gouvernement fasciste asservi à l'envahisseur. Voyez-vous, mon commandant, lui avait dit mon oncle Carlo, j'ai une famille et je reçois ma solde du gouvernement central, qui est ce qu'il est mais ce n'est pas moi qui l'ai choisi, que feriez-vous à ma place, vous ? Mon cher commandant, lui avait répondu Terzi, à votre place je ferais comme vous, mais voyez au moins à ralentir les affaires, prenez tout votre temps. Je verrai, lui avait dit mon oncle Carlo, je n'ai rien contre vous, vous aussi vous êtes des fils de l'Italie et de valeureux combattants. Je crois qu'ils se sont compris parce qu'ils disaient tous les deux Patrie avec un P majuscule. Terzi avait ordonné qu'on donnât une bicylette au commandant et mon oncle Carlo était revenu. Adelino Canepa ne se fit plus voir pendant quelques mois. Voilà, je ne saurais vous dire si la chevalerie spirituelle est précisément ça, mais il s'agit certes là de liens qui survivent au-dessus des parties. »