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– Je contrôle. Je me méfie des souterrains mais je veux les comprendre. Ce n'est pas qu'il y ait beaucoup de possibilités. Les catacombes à Rome, me direz-vous. Il n'y a pas de mystère, elles sont pleines de touristes, et sous le contrôle de l'Église. Il y a les égouts de Paris... Vous y avez été ? On peut les visiter le lundi, le mercredi et le dernier samedi de chaque mois, en entrant par le pont de l'Alma. Ça aussi, c'est un parcours pour touristes. Naturellement à Paris il y a aussi les catacombes, et des caves profondes. Pour ne rien dire du métro. N'avez-vous jamais été au numéro 145 de la rue Lafayette ?

– J'avoue que non.

– Un peu hors de portée, entre la gare de l'Est et la gare du Nord. Un édifice d'abord indiscernable. Seulement si vous l'observez mieux, vous vous rendez compte que les portes semblent en bois mais sont en fer peint, et que les fenêtres donnent sur des pièces inhabitées depuis des siècles. Jamais une lumière. Mais les gens passent et ne savent pas.

– Ne savent pas quoi ?

– Que c'est une fausse maison. C'est une façade, une enveloppe sans toit, sans rien à l'intérieur. Vide. Ce n'est que l'orifice d'une cheminée. Elle sert à l'aération ou à évacuer les émanations du RER. Et quand vous le comprenez, vous avez l'impression d'être devant la gueule des Enfers ; et que seulement si vous pouviez pénétrer dans ces murs, vous auriez accès au Paris souterrain. Il m'est arrivé de passer des heures et des heures devant ces portes qui masquent la porte des portes, la station de départ pour le voyage au centre de la terre. Pourquoi croyez-vous qu'ils ont fait ça ?

– Pour aérer le métro, vous avez dit.

– Les bouches d'aération suffisaient. Non, c'est devant ces souterrains que je commence à avoir des soupçons. Me comprenez-vous ? »

En parlant de l'obscurité il paraissait s'illuminer. Je lui demandai pourquoi il soupçonnait les souterrains.

« Mais parce qu'on y trouve les Seigneurs du Monde, ils ne peuvent qu'être dans le sous-sol : voilà une vérité que tous devinent mais que peu osent exprimer. Le seul, sans doute, qui se soit enhardi à le dire en toutes lettres a été Saint-Yves d'Alveydre. Vous connaissez ? »

Peut-être l'avais-je entendu nommer par l'un ou l'autre des diaboliques, mais mes souvenirs étaient imprécis.

« C'est celui qui nous a parlé d'Agarttha, le siège souterrain du Roi du Monde, le centre occulte de la Synarchie, dit Salon. Il n'a pas eu peur, il se sentait sûr de lui. Mais tous ceux qui l'ont publiquement suivi ont été éliminés, parce qu'ils en savaient trop. »

Nous commençâmes à nous déplacer dans les galeries, et monsieur Salon me parlait en jetant des regards distraits le long du chemin, à l'embouchure de nouvelles voies, à l'ouverture d'autres puits, comme s'il cherchait dans la pénombre la confirmation de ses soupçons.

« Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi toutes les grandes métropoles modernes, au siècle dernier, se sont hâtées de construire les métropolitains ?

– Pour résoudre les problèmes de la circulation. Ou quoi ?

– Quand il n'y avait pas de trafic automobile et que seuls les fiacres circulaient ? D'un homme de votre esprit, je m'attendrais à une explication plus subtile !

– Vous en avez une, vous ?

– Peut-être », dit monsieur Salon, et il sembla le dire d'un air absorbé et absent. Mais c'était une façon de stopper la conversation. Et de fait il s'aperçut qu'il devait s'en aller. Puis, après m'avoir serré la main, il s'attarda encore une seconde, comme saisi par une pensée fortuite : « A propos, ce colonel... comment s'appelait-il, celui qui était venu il y a des années aux éditions Garamond vous parler d'un trésor des Templiers ? Vous n'en avez plus rien su ? »

Je fus comme fouetté par cette brutale et indiscrète ostentation de connaissances que je considérais réservées et enterrées. Je voulais lui demander comment il pouvait être au courant, mais j'eus peur. Je me limitai à lui dire, d'un air indifférent : « Oh, une vieille histoire, je l'avais oubliée. Mais à propos : pourquoi avez-vous dit " à propos " ?

– J'ai dit à propos ? Ah oui, bien sûr, il me semblait qu'il avait trouvé quelque chose dans un souterrain...

– Comment le savez-vous ?

– Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas qui m'en a parlé. Peut-être un client. Mais moi ma curiosité est piquée quand entre en scène un souterrain. Manies de l'âge. Bonsoir. »

Il s'en alla, et je restai à réfléchir sur la signification de cette rencontre.

– 52 –

Dans certaines régions de l'Himalaya, parmi vingt-deux temples représentant les vingt-deux Arcanes d'Hermès et les vingt-deux lettres de certains alphabets sacrés, l'Agarttha forme le Zéro mystique, l'introuvable... Un échiquier colossal s'étendant sous terre à travers presque toutes les régions du Globe.

Saint-Yves D'ALVEYDRE, Mission de l'Inde en Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1886, pp. 54 et 65.

A mon retour, j'en parlai à Belbo et à Diotallevi et nous fîmes différentes hypothèses. Salon, excentrique et cancanier, qui, en quelque sorte, se régalait de mystères, avait connu Ardenti, et tout s'arrêtait là. Ou bien : Salon savait quelque chose sur la disparition d'Ardenti et travaillait pour ceux qui l'avaient fait disparaître. Autre hypothèse : Salon était un indic...

Puis nous vîmes d'autres diaboliques, et Salon se confondit avec ses semblables.

Quelques jours plus tard, nous eûmes Agliè au bureau, pour son rapport sur quelques manuscrits que Belbo lui avait envoyés. Il les jugeait avec précision, sévérité, indulgence. Agliè était madré, il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre le double jeu Garamond-Manuzio, et nous ne lui avions plus caché la vérité. Il paraissait comprendre et justifier. Il démolissait un texte en deux ou trois observations incisives, et puis il notait avec un cynisme poli que, pour Manuzio, ledit texte pouvait fort bien aller.

Je lui demandai ce qu'il pouvait me dire d'Agarttha et de Saint-Yves d'Alveydre.

« Saint-Yves d'Alveydre... dit-il. Un homme bizarre, sans nul doute, dès sa jeunesse il fréquentait les fidèles de Fabre d'Olivet. Ce n'était qu'un employé du ministère de l'Intérieur, mais d'une ambition... Nous ne portâmes certes pas un bon jugement sur lui lorsqu'il épousa Marie-Victoire... »

Agliè n'avait pas résisté. Il était passé à la première personne. Il évoquait des souvenirs. « Qui était Marie-Victoire ? J'adore les ragots, dit Belbo.

– Marie-Victoire de Risnitch, d'une grande beauté lorsqu'elle était l'intime de l'impératrice Eugénie. Mais quand elle rencontra Saint-Yves, elle avait la cinquantaine passée. Et lui, la trentaine. Mésalliance pour elle, cela va sans dire. Non seulement, mais pour lui donner un titre elle avait acheté je ne me rappelle plus quelle terre ayant appartenu à certains marquis d'Alveydre. Et ainsi notre désinvolte personnage put se parer de ce titre, et à Paris on chantait des couplets sur le " gigolo ". Pouvant vivre de rentes, il s'était consacré à son rêve. Il s'était mis en tête de trouver une formule politique capable de conduire à une société plus harmonieuse. Synarchie comme le contraire d'anarchie. Une société européenne, gouvernée par trois conseils qui représenteraient le pouvoir économique, les magistrats et le pouvoir spirituel, en somme les Eglises et les hommes de science. Une oligarchie éclairée qui éliminerait la lutte des classes. On en a entendu de pires.

– Mais Agarttha ?

– Il disait qu'il avait reçu, un jour, la visite d'un mystérieux Afghan, un certain Hadji Scharipf, qui ne pouvait être afghan car son nom est carrément albanais... Et que ce dernier lui avait révélé le secret de la résidence du Roi du Monde – même si Saint-Yves n'a jamais utilisé cette expression, ce sont les autres, par la suite –, Agarttha, l'Introuvable.