– Mais où dit-on ces choses-là ?
– Dans Mission de l'Inde en Europe. Un ouvrage qui a beaucoup influencé la pensée politique contemporaine. Il existe à Agarttha des villes souterraines, sous elles et en allant vers le centre il y a cinq mille pundits qui la gouvernent – évidemment le chiffre de cinq mille rappelle les racines hermétiques de la langue védique, je ne vous l'apprends pas. Et chaque racine est un hiérogramme magique, lié à une puissance céleste et avec la sanction d'une puissance infernale. La coupole centrale d'Agarttha reçoit par en haut l'éclairage de sortes de miroirs qui ne laissent arriver la lumière qu'à travers la gamme enharmonique des couleurs, dont le spectre solaire de nos traités de physique ne constitue que le système diatonique. Les sages d'Agarttha étudient toutes les langues sacrées pour arriver à la langue universelle, le Vattan. Quand ils abordent des mystères trop profonds, ils s'élèvent de terre en forte lévitation et ils iraient se fracasser le crâne contre la voûte de la coupole si leurs confrères ne les retenaient pas. Ils préparent les foudres, orientent les courants cycliques des fluides interpolaires et intertropicaux, les dérivations interférentielles dans les différentes zones de latitude et de longitude de la terre. Ils sélectionnent les espèces, et ils ont créé des animaux petits mais aux vertus psychiques extraordinaires, avec un dos de tortue, une croix jaune sur le dos et un œil et une bouche aux deux extrémités. Des animaux polypodes qui peuvent se déplacer dans toutes les directions. C'est à Agarttha que se sont probablement réfugiés les Templiers après leur dispersion, et c'est là qu'ils exercent leurs tâches de surveillance. Quoi d'autre encore ?
– Mais... il parlait sérieusement? demandai-je.
– Je crois que lui prenait l'histoire à la lettre. D'abord nous le considérâmes comme un exalté, ensuite nous nous rendîmes compte qu'il faisait allusion, peut-être sur le mode visionnaire, à une direction occulte de l'histoire. Ne dit-on pas que l'histoire est une énigme sanglante et insensée ? Ce n'est pas possible, il doit y avoir un dessein. Il faut qu'il y ait un Cerveau. C'est pour cela que des hommes, et pas des plus benêts, ont pensé, au cours des siècles, aux Seigneurs ou au Roi du Monde, peut-être pas une personne physique : un rôle, un rôle collectif, l'incarnation tour à tour provisoire d'une Intention Stable. Quelque chose avec quoi étaient certainement en contact les grands ordres sacerdotaux et chevaleresques disparus.
– Vous y croyez, vous ? demanda Belbo.
– Des personnes plus équilibrées que lui cherchent les Supérieurs Inconnus.
– Et les trouvent ? »
Agliè rit presque à part soi, avec bonhomie. « Quelle espèce de Supérieurs Inconnus seraient-ils, s'ils se laissaient découvrir par le premier venu? Messieurs, au travail. J'ai encore un manuscrit, et, coïncidence, c'est précisément un traité sur les sociétés secrètes.
« Une bonne chose ? demanda Belbo
– Je vous le laisse à imaginer. Mais pour les éditions Manuzio, cela pourrait aller. »
– 53 –
Ne pouvant non plus diriger ouvertement les destinées terrestres, parce que les gouvernements s'y opposeraient, cette association mystérieuse ne peut agir autrement que par le moyen des sociétés secrètes... Ces sociétés secrètes, créées à mesure qu'on en a besoin, sont détachées par bandes distinctes et opposées en apparence, professant respectivement, et tour à tour, les opinions du jour les plus contraires, pour diriger séparément, et avec confiance, tous les partis politiques, religieux, économiques et littéraires, et elles sont rattachées, pour y recevoir une direction commune, à un centre inconnu où est caché le ressort puissant qui cherche ainsi à mouvoir invisiblement tous les sceptres de la terre.
J. M. HOENE-WRONSKI, cité par P. Sédir, Histoire et doctrine des Rose-Croix, Paris, Collection des Hermétistes, 1910, pp. 7-8.
Un jour, je vis monsieur Salon sur le seuil de son atelier. Soudain, entre chien et loup, je m'attendais qu'il poussât le cri de la chouette. Il me salua comme un vieil ami et me demanda comment ça allait là-bas. Je fis un geste vague, lui souris, et filai.
M'assaillit de nouveau la pensée d'Agarttha. De la manière dont me les avait exposées Agliè, les idées de Saint-Yves pouvaient apparaître fascinantes pour un diabolique, mais pas inquiétantes. Et pourtant, dans les paroles et dans le visage de Salon, à Munich, j'avais perçu de l'inquiétude.
Ainsi, en sortant, je décidai de faire un saut en bibliothèque et de chercher la Mission de l'Inde en Europe.
Il y avait l'habituelle cohue dans la salle des fichiers et au bureau de prêt. En jouant des coudes je m'emparai du tiroir que je cherchais, trouvai l'indication, remplis la fiche et la passai à l'employé. Il m'informa que le livre était en main et, ainsi qu'il arrive dans les bibliothèques, il paraissait en jouir. Mais, juste à cet instant, j'entendis une voix dans mon dos : « Permettez, il est bien ici, je viens de le rendre. » Je me retournai. C'était le commissaire De Angelis.
Je le reconnus, et lui aussi me reconnut – trop vite, dirais-je. Je l'avais vu en des circonstances qui, pour moi, étaient exceptionnelles ; lui, au cours d'une enquête de routine. Par ailleurs, à l'époque d'Ardenti j'avais une barbiche clairsemée et les cheveux un peu plus longs. Quel œil.
M'aurait-il tenu sous contrôle depuis mon retour ? Ou sans doute n'était-il qu'un bon physionomiste, les policiers doivent cultiver l'esprit d'observation, mémoriser les visages, et les noms...
« Monsieur Casaubon ! Et nous lisons les mêmes livres ! »
Je lui tendis la main : « Maintenant, je pourrais être professeur, depuis longtemps. Et même passer le concours pour entrer dans la police, comme vous-même me l'avez conseillé, un beau matin. Ainsi aurai-je les livres le premier.
– Il suffit d'arriver le premier, me dit-il. Mais à présent le livre est revenu, vous pourrez le récupérer un peu plus tard. Pour l'instant, laissez-moi vous offrir un café. »
L'invitation m'embarrassait, mais impossible de me dérober. Nous allâmes nous asseoir dans un bar du coin. Il me demanda comment il se faisait que je m'occupais de la mission de l'Inde, et je fus tenté de lui retourner sa question : pourquoi s'en occupait-il, lui ; mais je décidai de protéger d'abord mes arrières. Je lui dis que je poursuivais, à temps perdu, mes études sur les Templiers : les Templiers, selon von Eschenbach, quittent l'Europe et se rendent en Inde, et, selon certains, dans le royaume d'Agarttha. Maintenant, c'était à lui de se découvrir. « Plutôt, dites-moi : pourquoi donc ça vous intéresse vous aussi ?
– Oh, vous savez, répondit-il, depuis que vous m'avez conseillé ce livre sur les Templiers, j'ai commencé à me faire une culture sur le sujet. Vous savez mieux que moi que des Templiers on arrive automatiquement à Agarttha. » Touché. Puis il dit : « Je plaisantais. Je cherchais le livre pour d'autres raisons. C'est parce que... » Il hésita. « Bref, quand je ne suis pas en service, je fréquente les bibliothèques. Pour ne pas devenir une machine, ou pour ne pas rester un flic, je vous laisse le choix de la formule la plus aimable. Mais vous, racontez-moi. »
Je paradai dans un résumé autobiographique, jusqu'à la merveilleuse histoire des métaux.
Il me demanda : « Mais là, dans cette maison d'édition, et dans l'autre à côté, vous ne faites pas des livres de sciences mystérieuses ? »
Comment pouvait-il être au courant des éditions Manuzio ? Informations recueillies quand il tenait Belbo sous surveillance, des années auparavant ? Ou était-il encore sur les traces d'Ardenti ?
« Avec tous les types comme le colonel Ardenti qui se présentaient chez Garamond et que Garamond cherchait à refiler à Manuzio, dis-je, monsieur Garamond a décidé de cultiver le filon. Il paraît qu'il rapporte. Si vous cherchez des types comme le vieux colonel, là vous en trouvez à la pelle. »