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– Ça c'est la meilleure, dis-je, de Charnay est le compagnon de Molay, le grand maître des Templiers. Ils meurent ensemble sur le bûcher. Nous avons ici un néo-Templier qui attaque la synarchie depuis la droite. Mais la synarchie naît à Agarttha, qui est le refuge des Templiers !

– Qu'est-ce que je vous disais ? Voilà que vous me donnez une piste de plus, voyez-vous. Malheureusement, elle ne sert qu'à augmenter la confusion. Par conséquent, à droite on dénonce un Pacte synarchique de l'Empire, socialiste et secret, qui n'a rien de secret, mais le même pacte synarchique secret, vous l'avez vu, est aussi dénoncé à gauche. Et maintenant, venons-en à une nouvelle interprétation : la synarchie est un complot jésuite pour renverser la Troisième République. Thèse exposée par Roger Mennevée, de gauche. Pour que je me la coule douce, mes lectures me disent aussi qu'en 1943, dans certains milieux militaires de Vichy, certes pétainistes mais anti-allemands, circulent des documents qui démontrent comment la synarchie est un complot nazi : Hitler est un Rose-Croix influencé par les maçons, lesquels, comme vous voyez ici, passent du complot judéo-bolchevique au complot impérial allemand.

– Et comme ça nous voilà bien.

– Et si c'était tout. Voici une autre révélation. La synarchie est un complot des technocrates internationaux. Un certain Villemarest le soutient en 1960, Le 14e complot du 13 mai. Le complot techno-synarchique veut déstabiliser les gouvernements, et, pour ce faire, provoque des guerres, appuie et fomente des coups d'État, provoque des scissions internes dans les partis politiques en favorisant les luttes de courants... Vous reconnaissez ces synarques ?

– Mon Dieu, c'est l'E.I.M., l'État Impérialiste des Multinationales tel qu'en parlaient les Brigades rouges il y a quelques années...

– Réponse exacte ! Et à présent, que fait le commissaire De Angelis s'il trouve quelque part une référence à la synarchie ? Je le demande à monsieur Casaubon, expert ès Templiers.

– Moi je dis qu'il existe une société secrète avec des ramifications dans le monde entier, qui complote pour répandre la rumeur qu'il existe un complot universel.

– Vous plaisantez, mais moi...

– Je ne plaisante pas. Venez lire les manuscrits qui arrivent chez Manuzio. Mais si vous voulez une explication plus terre à terre, c'est comme l'histoire du bègue qui dit qu'on n'a pas voulu le prendre comme annonceur à la radio parce qu'il n'est pas inscrit au parti. Il faut toujours attribuer à quelqu'un ses propres échecs, les dictatures trouvent toujours un ennemi extérieur pour unir leurs partisans. Comme disait l'autre, pour chaque problème complexe il y a une solution simple, et elle est mauvaise.

– Et si moi je trouve dans un train une bombe enroulée dans une feuille ronéotée qui parle de synarchie, je me contente de dire que c'est une solution simple pour un problème complexe ?

– Pourquoi ? Vous avez trouvé des bombes dans les trains qui... Non, excusez-moi. Vraiment ça ne devrait pas être mes oignons. Mais alors pourquoi m'en parlez-vous ?

– Parce que j'espérais que vous en sauriez plus que moi. Parce que peut-être ça me soulage de voir que vous non plus vous ne vous y retrouvez plus. Vous dites que vous devez lire trop de fous, et vous le considérez comme une perte de temps. Moi pas, pour moi les textes de vos fous – je dis vos, ceux des gens normaux – sont des textes importants. Pour moi, le texte d'un dingue peut expliquer comment raisonne celui qui met la bombe dans le train. Ou vous avez peur de devenir un indic ?

– Non, parole d'honneur. Au fond, chercher des idées dans les fichiers, c'est mon métier. S'il me vient sous la main le bon renseignement, je me souviendrai de vous. »

Tandis qu'il se levait, il laissa tomber la dernière question : « Et, parmi vos manuscrits... vous n'avez jamais trouvé quelque allusion au Très ?

– Qu'est-ce que c'est ?

– Je ne le sais pas. Ce doit être une association, ou quelque chose de ce genre, je ne sais même pas si ça existe vraiment. J'en ai entendu parler, et ça m'est venu à l'esprit à propos des fous. Saluez de ma part votre ami Belbo. Dites-lui que je ne suis pas en train de pister vos faits et gestes. C'est que je fais un sale boulot, et, par malheur, il me plaît. »

En revenant chez moi, je me demandais qui avait remporté le morceau. Lui, il m'avait raconté une quantité de choses, moi rien. A être soupçonneux, peut-être m'avait-il soutiré quelque chose sans que je m'en sois rendu compte. Mais à être soupçonneux on tombe dans la psychose du complot synarchique.

Lorsque je racontai l'épisode à Lia, elle dit : « A mon avis, il était sincère. Il voulait réellement dire ce qu'il avait sur le cœur. Tu crois qu'à la préfecture de police tu trouves quelqu'un qui lui prête l'oreille quand il se demande si Jeanne Canudo était de droite ou de gauche ? Lui, il voulait seulement comprendre si c'était lui qui ne comprenait pas, ou si l'histoire était vraiment trop difficile. Et toi, tu n'as pas su lui donner l'unique réponse vraie.

– Il y en a une ?

– Bien sûr. Qu'il n'y a rien à comprendre. Que la synarchie c'est Dieu.

– Dieu ?

– Oui. L'humanité ne supporte pas la pensée que l'homme est né par hasard, par erreur, seulement parce que quatre atomes insensés se sont tamponnés sur l'autoroute mouillée. Et alors, il faut trouver un complot cosmique, Dieu, les anges ou les diables. La synarchie remplit la même fonction sur des dimensions plus réduites.

– Et alors, il fallait que je lui explique que les gens mettent des bombes dans les trains parce qu'ils sont à la recherche de Dieu ?

– Peut-être. »

– 54 –

Le prince des ténèbres est un gentilhomme.

SHAKESPEARE, King Lear, III, 4, 135.

Nous étions en automne. Un matin je me rendis via Marchese Gualdi, car il fallait que je demande à monsieur Garamond l'autorisation pour passer commande à l'étranger des photos couleurs. J'aperçus Agliè dans le bureau de madame Grazia, penché sur le fichier des auteurs Manuzio. Je ne le dérangeai pas : j'étais déjà en retard à mon rendez-vous.

Notre conversation technique terminée, je demandai à Garamond ce que faisait Agliè au secrétariat.

« Lui, c'est un génie, me dit Garamond. C'est un homme d'une pénétration, d'un savoir extraordinaires. L'autre soir, je l'ai emmené dîner avec une poignée de nos auteurs, et il m'a fait faire excellente figure. Quelle conversation, quel style. Gentilhomme de vieille race, grand seigneur, on en a perdu le moule. Quelle érudition, quelle culture, je dirai plus, quelle information. Il a raconté des anecdotes savoureuses sur des personnages d'il y a cent ans, je vous jure, comme s'il les avait connus en personne. Et savez-vous quelle idée il m'a donnée, en revenant chez moi ? Au premier regard, il avait aussitôt photographié mes hôtes, désormais il les connaissait mieux que moi. Il m'a dit qu'il ne faut pas attendre que les auteurs pour Isis Dévoilée arrivent tout seuls. Peine perdue, et manuscrits à lire, et puis on ne sait pas s'ils sont disposés à contribuer aux frais. En revanche, nous avons une mine à exploiter : le fichier de tous les auteurs Manuzio des vingt dernières années ! Vous comprenez ? On écrit à ces vieux, glorieux auteurs à nous, ou du moins à ceux qui ont aussi acheté leurs rossignols, et on leur dit cher monsieur, savez-vous que nous avons lancé une collection sapientiale et traditionnelle de haute spiritualité ? Un auteur de votre finesse ne voudrait-il pas essayer de pénétrer dans cette terra incognita et cætera et cætera? Un génie, je vous dis. Je crois qu'il nous veut tous avec lui dimanche soir. Il veut nous conduire dans un château, une forteresse, je dirai plus, une splendide villa dans le Turinois. Il paraît qu'il s'y passera des choses extraordinaires, un rite, une célébration, un sabbat, où quelqu'un fabriquera de l'or ou du vif-argent ou quelque chose de ce genre. Tout un monde à découvrir, mon cher Casaubon, même si vous savez que j'ai le plus grand respect pour cette science à laquelle vous vous consacrez avec tant de passion, et de plus je suis très, très satisfait de votre collaboration – je sais, il y a ce petit réajustement financier dont vous m'aviez touché un mot, je ne l'oublie pas, nous en parlerons en son temps. Agliè m'a dit qu'il y aura aussi cette dame, cette belle dame – peut-être pas une splendeur, mais un type, elle a quelque chose dans le regard –, cette amie de Belbo, comment elle s'appelle...