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– Mon John Wayne à moi, dit Lorenza. Dis-moi.

– Oh rien. Après avoir rampé chez mon oncle et ma tante, je m'obstinais à rester debout dans le couloir. La fenêtre est au fond, nous étions au premier étage, personne ne peut me toucher, disais-je. Et je me sentais comme le capitaine qui reste debout au milieu du carré quand sifflent les balles autour de lui. Puis mon oncle s'est mis en colère, il m'a tiré avec rudesse vers l'intérieur, j'allais me mettre à pleurer car l'amusement prenait fin, et en cet instant précis nous avons entendu trois coups, des vitres brisées et une sorte de rebond, comme si quelqu'un jouait dans le couloir avec une balle de tennis. Un projectile était entré par la fenêtre, avait touché un tuyau d'eau et ricoché, allant se planter en bas, juste à l'endroit où je me trouvais moi, un instant avant. Si j'avais été debout et le nez à l'air, il m'aurait estropié. Sans doute.

– Mon Dieu, je ne t'aurais pas voulu boiteux, dit Lorenza.

– Aujourd'hui, qui sait, je pourrais en être content », dit Belbo. De fait, même dans ce cas-là il n'avait pas choisi. Il s'était fait tirer à l'intérieur par son oncle.

Une petite heure plus tard, il eut un autre moment de distraction. « Ensuite, à un moment donné, Adelino Canepa est arrivé en haut. Il disait qu'on serait tous plus en sécurité dans la cave. Lui et mon oncle, ils ne se parlaient plus depuis des années, je vous l'ai raconté. Mais, au moment de la tragédie, Adelino était redevenu un être humain, et mon oncle a été jusqu'à lui serrer la main. Ainsi avons-nous passé une heure dans le noir au milieu des tonneaux et dans l'odeur de vendanges infinies qui montait un peu à la tête ; dehors, ça canardait. Puis les rafales se sont espacées, les coups nous arrivaient plus amortis. Nous avons compris que l'un des deux camps se retirait, mais nous ne savions pas encore lequel. Jusqu'à ce que d'une fenêtre au-dessus de nos têtes, qui donnait sur un sentier, nous ayons entendu une voix, en dialecte : « Monssu, i'è d'la repubblica bele si ? "

– Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Lorenza.

– A quelque chose près : gentleman, auriez-vous l'extrême courtoisie de m'informer s'il se trouve encore dans les parages des adeptes de la République Sociale Italienne ? En ces temps-là, république était un vilain mot. C'était un partisan qui interpellait un passant, ou quelqu'un à une fenêtre, et donc le sentier était redevenu praticable, les fascistes s'étaient en allés. La nuit commençait à tomber. Peu après sont arrivés aussi bien mon père que ma grand-mère, et de nous raconter chacun son aventure. Ma mère et ma tante ont préparé quelque chose à manger, tandis que mon oncle et Adelino Canepa cérémonieusement ne se resaluaient déjà plus. Pendant tout le reste de la soirée, nous avons entendu des rafales lointaines, vers les collines. Les partisans traquaient les fuyards. Nous avions gagné. »

Lorenza l'embrassa sur les cheveux et Belbo fit un ricanement du nez. Il savait qu'il avait gagné par brigade interposée. En réalité, il avait assisté à un film. Mais, pendant un moment, risquant de recevoir la balle par ricochet, il était entré dans le film. Tout juste et en quatrième vitesse, comme dans Hellzapoppin', quand les pellicules se confondent et qu'un Indien arrive à cheval au cours d'un bal et demande où ils sont allés, quelqu'un lui dit « par là », et le cavalier disparaît dans une autre histoire.

– 56 –

Elle emboucha si puissamment sa belle trompette que la montagne en résonna jusqu'au fond.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetzner, 1616, 1, p. 4.

Nous en étions au chapitre sur les merveilles des conduits hydrauliques, et, dans une gravure du XVIe siècle tirée des Spiritalia de Héron, on voyait une espèce d'autel avec dessus un automate qui – en vertu d'un mécanisme complexe à vapeur – jouait de la trompette.

Je ramenai Belbo à ses souvenirs : « Mais alors, quelle était l'histoire de ce don Tycho Brahé ou comment il s'appelle, qui vous a appris la trompette ?

– Don Tico. Je n'ai jamais su si c'était un surnom ou son patronyme. Je ne suis plus retourné à l'oratoire. J'y étais arrivé par hasard : la messe, le catéchisme, quantité de jeux, et on gagnait une image du Bienheureux Domenico Savio, cet adolescent aux pantalons de drap rêche en accordéon, que les statues représentaient toujours dans la soutane de don Bosco, avec les yeux au ciel pour ne pas entendre ses camarades qui racontaient des blagues obscènes. Je découvris que don Tico avait formé une fanfare, toute de garçons entre dix et quatorze ans. Les plus petits jouaient de la clarinette, de l'octavin, du saxo soprano ; les plus grands supportaient le baryton et la grosse caisse. Ils portaient l'uniforme, blouson kaki et pantalon bleu, avec une casquette. Un rêve, et je voulus être des leurs. Don Tico dit qu'il avait besoin d'un génis. »

Il nous dévisagea avec supériorité et se mit à réciter : « Génis, dans l'argot de la fanfare, c'est une espèce de tout petit trombone qui, en réalité, s'appelle bugle contralto en mi bémol. C'est l'instrument le plus stupide de toute la fanfare. Il fait oumpa-oumpa-oumpa-oumpap quand la marche tombe sur un temps faible, et après le parapapa-pa-pa-pa-paaa il passe au temps fort et fait pa-pa-pa-pa-pa... Mais on apprend facilement, il appartient à la famille des cuivres, comme la trompette, et sa mécanique n'est pas différente de celle de la trompette. La trompette exige plus de souffle et une bonne conformation de la bouche – vous savez, cette sorte de cal circulaire qui se forme sur les lèvres, comme Armstrong. Avec une bonne conformation de la bouche tu épargnes ton souffle et le son sort limpide et net, sans qu'on t'entende souffler – d'autre part, on ne doit pas gonfler les joues, gare ! ça n'arrive que dans la fiction et dans les caricatures.

– Mais la trompette ?

– J'apprenais tout seul à en jouer, en ces après-midi d'été où il n'y avait personne à l'oratoire, et je me cachais dans le parterre du petit théâtre... Mais j'étudiais la trompette pour des raisons érotiques. Vous voyez là-haut cette petite villa, à un kilomètre de l'oratoire ? C'est là qu'habitait Cecilia, la fille de la bienfaitrice des salésiens. Alors, chaque fois que la fanfare s'exhibait, pour les fêtes d'obligation, après la procession, dans la cour de l'oratoire et surtout au théâtre, avant les représentations de la troupe d'amateurs, Cecilia, accompagnée de sa mère, était toujours au premier rang, à la place d'honneur, à côté du père prévôt de la cathédrale. Et, dans ces cas-là, la fanfare commençait par une marche qui s'appelait Bon Début, et la marche était ouverte par les trompettes, les trompettes en si bémol, d'or et d'argent, bien astiquées pour l'occasion. Les trompettes se mettaient debout et faisaient un solo. Puis ils s'asseyaient et la fanfare attaquait. Jouer de la trompette était l'unique façon de me faire remarquer par Cecilia.

– Autrement ? demanda Lorenza, attendrie.

– Il n'y avait pas d'autrement. D'abord, moi j'avais treize ans et elle treize et demi, et une fille à treize ans et demi est une femme ; un garçon, un morveux. Et puis elle aimait un saxo alto, un certain Papi, horrible et pelé, à ce qu'il me paraissait, et elle n'avait d'yeux que pour lui, qui bêlait, lascif, car le saxophone, quand ce n'est pas celui d'Ornette Coleman et qu'il joue dans une fanfare – et qu'il est joué par l'horrible Papi – est (ou à ce qu'il me semblait alors) un instrument caprin et vulvaire, il a la voix, comment dire, d'une mannequin qui s'est mise à boire et à tapiner...

– Comment font-elles, les mannequins qui tapinent ? Qu'est-ce que tu en sais, toi ?

– En somme, Cecilia ne savait même pas que j'existais. Bien sûr, tandis que je trottais le soir sur la colline pour aller chercher le lait dans une ferme perchée, je m'inventais des histoires splendides, avec elle enlevée par les Brigades noires et moi qui courais la sauver sous les balles qui sifflaient à mes oreilles et faisaient tchiacc tchiacc en tombant dans les éteules ; je lui révélais ce qu'elle ne pouvait pas savoir, que sous de fausses apparences je dirigeais la Résistance dans tout le Montferrat, et elle m'avouait qu'elle l'avait toujours espéré, et à cet instant-là j'avais honte car je sentais comme une coulée de miel dans mes veines – je vous jure, pas même mon prépuce ne s'humectait, c'était une autre chose, bien plus terrible, grandiose - et, de retour à la maison, j'allais me confesser... Je crois que le péché, l'amour et la gloire c'est ça : quand tu descends à l'aide des draps tressés de la fenêtre de Villa Triste, elle qui se pend à ton cou, dans le vide, et te susurre qu'elle avait toujours rêvé de toi. Le reste n'est que sexe, copulation, perpétuation de la semence infâme. En somme, si j'étais passé à la trompette, Cecilia n'aurait pas pu m'ignorer, moi debout, éclatant, et le misérable saxo assis. La trompette est guerrière, angélique, apocalyptique, victorieuse, elle sonne la charge ; le saxophone fait danser les petits mecs des banlieues aux cheveux gras de brillantine, joue à joue avec des filles en sueur. Et moi j'étudiais la trompette, comme un fou, jusqu'au moment où je me suis présenté à don Tico et je lui ai dit écoutez-moi, et j'étais comme Oscar Levant quand il fait son premier bout d'essai à Broadway avec Gene Kelly. Et don Tico dit : tu es un trompette. Cependant...