– Comme c'est dramatique, dit Lorenza, raconte, ne nous tiens pas plus longtemps en haleine.
– Cependant il fallait que je trouve quelqu'un pour me remplacer au génis. Débrouille-toi, avait dit don Tico. Et je me suis débrouillé. Vous devez donc savoir, ô mes enfants, qu'en ces temps-là vivaient à *** deux misérables, mes camarades de classe bien qu'ils eussent deux ans de plus que moi, et cela vous en dit beaucoup sur leurs dispositions à l'étude. Ces deux brutes s'appelaient Annibale Cantalamessa et Pio Bo. Un : historique.
– Quoi donc ? » demanda Lorenza.
J'expliquai, complice : « Quand Salgari rapporte un fait vrai (ou que lui croyait vrai) – disons que Taureau Assis après Little Big Horn mange le coeur du général Custer – à la fin du récit il met une note en bas de page, qui dit : 1. Historique.
– Voilà. Et c'est historique qu'Annibale Cantalamessa et Pio Bo s'appelaient comme ça, et ce n'était pas leur plus mauvais côté. Ils étaient fainéants, voleurs de bandes dessinées au kiosque à journaux, ils volaient les douilles de ceux qui en avaient une belle collection et ils posaient leur sandwich au saucisson entre les pages du livre d'aventures sur terre et sur mer que vous veniez de leur prêter après qu'on vous l'avait offert pour Noël. Cantalamessa se disait communiste, Bo, fasciste ; ils étaient l'un et l'autre disposés à se vendre à l'adversaire pour un lance-pierres ; ils racontaient des histoires de cul, avec d'imprécises notions anatomiques, et ils pariaient à qui s'était masturbé le plus longtemps la veille au soir. C'étaient des individus prêts à tout, pourquoi pas au génis ? Ainsi ai-je décidé de les séduire. Je leur vantais l'uniforme des joueurs de la fanfare, les emmenais aux exécutions publiques, leur laissais entrevoir des succès amoureux avec les Filles de Marie... Ils tombèrent dans le panneau. Je passais les journées dans le petit théâtre, muni d'un long jonc, comme je l'avais vu dans les illustrations des opuscules sur les missionnaires, je leur donnais des coups de baguette sur les doigts quand ils faisaient une fausse note – le génis n'a que trois touches, pour l'index, le médius et l'annulaire, mais pour le reste c'est une question de bonne conformation de la bouche, je l'ai dit. Je ne vous ennuierai pas plus longtemps, mes petits auditeurs : le jour vint où je pus présenter deux génis à don Tico, je ne dirai pas parfaits mais, au moins pour une première répétition, préparée durant des après-midi sans repos, acceptables. Don Tico était convaincu, il les avait revêtus de l'uniforme, et il m'avait fait passer à la trompette. En l'espace d'une semaine, à la fête de Marie-Auxiliatrice, à l'ouverture de la saison théâtrale avec Le Petit Parisien, devant le rideau fermé, face aux autorités, j'étais debout, pour jouer le commencement de Bon Début.
– Oh splendeur, dit Lorenza, le visage ostensiblement inondé de tendre jalousie. Et Cecilia ?
– Elle n'était pas là. Peut-être était-elle malade. Que sais-je ? Elle n'y était pas. »
Il leva les yeux, et du regard il fit le tour du parterre, car, maintenant, il se sentait barde – ou baladin. Il marqua un temps d'arrêt calculé. « Deux jours après don Tico m'envoyait chercher et m'expliquait qu'Annibale Cantalamessa et Pio Bo avaient gâché la soirée. Ils ne gardaient pas la mesure, se distrayaient dans les pauses en se lançant plaisanteries et railleries, ils n'attaquaient pas au bon moment. " Le génis, me dit don Tico, est l'ossature de la fanfare, il en est la conscience rythmique, l'âme. La fanfare est comme un troupeau, les instruments sont les brebis, le chef est le berger, mais le génis est le chien fidèle et grondant qui tient les brebis au pas. Le chef regarde avant tout le génis, et si le génis le suit, les brebis le suivront. Mon petit Jacopo je dois te demander un grand sacrifice, mais il faut que tu reviennes au génis, avec les deux autres. Toi, tu as le sens du rythme, il faut me les tenir au pas. Je te le jure, dès qu'ils deviendront autonomes, je te remets à la trompette. " Je devais tout à don Tico. J'ai dit oui. Et à la fête suivante les trompettes se sont encore levés et ont joué l'attaque de Bon Début devant Cecilia, revenue au premier rang. Moi j'étais dans l'ombre, génis au milieu des génis. Quant aux deux misérables, ils ne sont jamais devenus autonomes. Je ne suis plus revenu à la trompette. La guerre a pris fin, je suis retourné dans la ville, j'ai abandonné les cuivres ; et de Cecilia, je n'ai plus jamais rien su, pas même le nom.
– Pauvre chou, dit Lorenza en venant dans son dos pour l'embrasser. Mais moi je te reste.
– Je croyais que tu aimais les saxophones », dit Belbo. Puis il lui baisa la main, en tournant à peine la tête. Il redevint sérieux. « Au travail, dit-il. Nous devons faire une histoire du futur, pas une chronique du temps perdu. »
Le soir venu, on célébra abondamment la révocation du ban antialcoolique. Jacopo paraissait avoir oublié ses humeurs élégiaques, et il se mesura avec Diotallevi. Ils imaginèrent des machines absurdes, pour s'apercevoir à chaque trouvaille qu'elles avaient déjà été inventées. A minuit, après une journée bien remplie, tout le monde décida qu'il fallait expérimenter ce qu'on éprouve à dormir sur les collines.
Je me mis au lit dans la vieille chambre, avec des draps plus humides qu'ils n'étaient dans l'après-midi. Jacopo avait insisté pour que nous y placions de bonne heure le moine, cette sorte de bâti ovale qui tient soulevées les couvertures, et sur lequel on pose un réchaud avec sa braise – et c'était probablement pour nous faire goûter à tous les plaisirs de la vie dans une maison campagnarde. Cependant, lorsque l'humidité est cachée, le moine la révèle franchement, on sent une tiédeur délicieuse mais la toile semble mouillée. Patience. J'allumai un abat-jour à franges, où les éphémères battent leurs ailes avant de mourir, ainsi que veut le poète. Et j'essayai de trouver le sommeil en lisant le journal.
Mais, pendant environ une heure ou deux, j'entendis des pas dans le couloir, des portes s'ouvrir et se fermer, la dernière fois (la dernière que j'entendis) une porte claqua avec violence. Lorenza Pellegrini mettait les nerfs de Belbo à l'épreuve.
Le sommeil commençait à me gagner quand j'entendis gratter à la mienne, de porte. Difficile de comprendre s'il s'agissait d'un animal (mais je n'avais vu ni chien ni chat), et j'eus l'impression que c'était une invite, une demande, un appât. Lorenza faisait peut-être ça parce qu'elle savait que Belbo l'observait. Peut-être pas. J'avais jusqu'alors considéré Lorenza comme la propriété de Belbo – du moins par rapport à moi –, en outre, depuis que je me trouvais avec Lia, j'étais devenu insensible aux autres charmes. Les regards malicieux, souvent d'entente, que Lorenza me lançait parfois au bureau ou au bar, quand elle charriait Belbo, comme pour chercher un allié ou un témoin, faisaient partie – je l'avais toujours pensé – d'un jeu de société – et puis Lorenza Pellegrini avait la vertu de regarder quiconque de l'air de vouloir mettre au défi ses capacités amoureuses – mais d'une façon curieuse, comme si elle suggérait « je te veux, mais pour te montrer que tu as peur »... Ce soir-là, en entendant ce grattement, ces ongles qui rampaient sur le vernis du vantail, j'éprouvai une sensation différente : je me rendis compte que je désirais Lorenza.