– Il est des signes qui ploient les uns vers les autres, qui se regardent les uns les autres et qui s'embrassent, et contraignent à l'amour. Et ils n'ont, ne doivent avoir, forme certaine et définie. Chacun, selon ce que dicte sa fureur ou l'élan de son esprit, expérimente des forces déterminées, comme il arrivait avec les hiéroglyphes des Égyptiens. Il ne peut y avoir de rapports entre nous et les êtres divins si ce n'est à travers des sceaux, des figures, des caractères et autres cérémonies. Pour la même raison, les divinités nous parlent par songes et énigmes. Et ainsi de ces jardins. Chaque aspect de cette terrasse reproduit un mystère de l'art alchimique, mais malheureusement nous ne sommes plus en mesure de le lire, et notre hôte pas davantage. Singulier dévouement au secret, vous en conviendrez, chez cet homme qui dépense tout ce qu'il a accumulé au cours de sa vie pour faire dessiner des idéogrammes dont il ne connaît plus le sens. »
Nous montions, et de terrasse en terrasse les jardins changeaient de physionomie. Certains avaient forme de labyrinthe, d'autres figure d'emblème, mais on ne pouvait voir le dessin des terrasses inférieures que des terrasses supérieures, si bien que j'aperçus d'en haut le contour d'une couronne et beaucoup d'autres symétries que je n'avais pas pu remarquer quand je les parcourais, et qu'en tout cas je ne savais pas déchiffrer. Chaque terrasse, pour qui se déplaçait au milieu des haies, par effet de perspective offrait certaines images mais, revue de la terrasse supérieure, procurait de nouvelles révélations, et même de sens opposé – et chaque degré de cette échelle parlait ainsi deux langues différentes au même moment.
Nous aperçûmes, au fur et à mesure que nous montions, de petites constructions. Une fontaine à la structure phallique, qui s'ouvrait sous une sorte d'arc ou petit portique, avec un Neptune piétinant un dauphin, une porte avec des colonnes vaguement assyriennes et un arc de forme imprécise, comme si on avait superposé triangles et polygones à des polygones, et chacun des sommets était surmonté par la statue d'un animal, un élan, un singe, un lion...
– Et tout ça révèle quelque chose ? demanda Garamond.
– Indubitablement ! Il suffirait de lire le Mundus Symbolicus de Picinelli, qu'Alciat avait anticipé avec une singulière fureur prophétique. Le jardin entier est lisible comme un livre, ou comme un sortilège, ce qui est au fond la même chose. Vous pourriez, si vous le saviez, prononcer à voix basse les mots que dit le jardin, et vous seriez capables de diriger une des innombrables forces qui agissent dans le monde sublunaire. Le jardin est un dispositif pour dominer l'univers. »
Il nous montra une grotte. Une maladie d'algues et de squelettes d'animaux marins, naturels, en plâtre, en pierre, je ne sais... On entrevoyait une naïade enlacée à un taureau à la queue écailleuse de grand poisson biblique, couché au fil d'une eau qui coulait de la coquille qu'un triton tenait à la manière d'une amphore.
« J'aimerais que vous saisissiez la signification profonde de ce qui, autrement, ne serait qu'un banal jeu hydraulique. De Caus savait bien que si l'on prend un vase, qu'on le remplit d'eau et qu'on ferme son ouverture, même si ensuite on fore un trou sur le fond, l'eau ne sort pas. Mais si on fait aussi un trou vers le haut, l'eau coule ou jaillit en bas.
– N'est-ce pas une évidence ? demandai-je. Dans le second cas l'air entre par le haut et pousse l'eau en bas.
– Explication scientiste typique, où l'on prend la cause pour l'effet, ou vice versa. Vous ne devez pas vous demander pourquoi l'eau sort dans le second cas. Vous devez vous demander pourquoi elle se refuse à sortir dans le premier.
– Et pourquoi elle se refuse ? demanda, anxieux, Garamond.
– Parce que si elle sortait, il resterait du vide dans le vase, et la nature a horreur du vide. Nequaquam vacui, c'était un principe rose-croix, que la science moderne a oublié.
– Impressionnant, dit Garamond. Casaubon, dans notre merveilleuse histoire des métaux, ces choses doivent apparaître, je vous en prie instamment. Et ne me dites pas que l'eau n'est pas un métal. De l'imagination, que diable !
– Excusez-moi, dit Belbo à Agliè, mais votre argument est post hoc ergo ante hoc. Ce qui vient après cause ce qui venait avant.
– Il ne faut pas raisonner selon des séquences linéaires. L'eau de ces fontaines ne le fait pas. La nature ne le fait pas, la nature ignore le temps. Le temps est une invention de l'Occident. »
Tout en montant, nous croisions d'autres invités. Pour certains d'entre eux, Belbo donnait un coup de coude à Diotallevi qui commentait à voix basse : « Eh oui, facies hermetica. »
Ce fut parmi les pèlerins à facies hermetica, un peu isolé, avec un sourire de sévère indulgence sur les lèvres, que je croisai monsieur Salon. Je lui souris, il me sourit.
« Vous connaissez Salon ? me demanda Agliè.
– Vous connaissez Salon ? lui demandai-je à mon tour. Pour moi c'est normal, j'habite dans son immeuble. Que pensez-vous de Salon ?
– Je le connais peu. Certains amis dignes de foi me disent que c'est un indicateur de la police. »
Voilà pourquoi Salon était au courant pour les éditions Garamond et pour Ardenti. Quelle connexion y avait-il entre Salon et De Angelis ? Mais je me limitai à demander à Agliè : « Et que fait un indicateur de la police dans une fête comme celle-ci ?
– Les indicateurs de la police, dit Agliè, vont partout. N'importe quelle expérience est utile pour inventer des renseignements. Pour la police on devient d'autant plus puissant qu'on sait plus de choses, ou qu'on fait mine de savoir. Et peu importe que ces choses soient vraies. L'important, rappelez-vous, c'est de posséder un secret.
– Mais pourquoi Salon est invité ici ? demandai-je.
– Mon ami, répondit Agliè, probablement parce que notre hôte suit cette règle d'or de la pensée sapientiale selon laquelle toute erreur peut être la porteuse méconnue de la vérité. Le véritable ésotérisme n'a pas peur des contraires.
– Vous êtes en train de me dire qu'à la fin ces gens sont tous d'accord entre eux.
– Quod ubique, quod ab omnibus et quod semper. L'initiation est la découverte d'une philosophia perennis. »
Ainsi philosophant, nous étions arrivés au sommet des terrasses, en empruntant un sentier au milieu d'un vaste jardin qui menait à l'entrée de la villa, ou castel comme on voudra. A la lumière d'une torche plus grande que les autres, nous vîmes, montée sur le faîte d'une colonne, une jeune fille enveloppée d'une robe bleue semée d'étoiles d'or, qui tenait à la main une trompette, de celles que sonnent les hérauts dans les opéras. Comme dans un de ces mystères médiévaux où les anges font parade de leurs plumes en papier vélin, la fille avait aux épaules deux grandes ailes blanches décorées de formes amygdaloïdes marquées en leur centre par un point et qui, avec un peu de bonne volonté, auraient pu passer pour des yeux.
Nous vîmes le professeur Camestres, un des premiers diaboliques qui nous avaient rendu visite chez Garamond, l'adversaire de l'Ordo Templi Orientis. Nous eûmes du mal à le reconnaître, parce qu'il s'était déguisé d'une façon qui nous parut bizarre, mais qu'Agliè définissait comme appropriée à l'événement : il était vêtu de lin blanc, les hanches ceintes d'un ruban rouge croisé sur la poitrine et derrière aux épaules, et un curieux chapeau de forme XVIIe, sur lequel il avait piqué quatre roses rouges. Il s'agenouilla devant la fille à la trompette et dit quelques mots.
« C'est bien vrai, murmura Garamond, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... »
Nous franchîmes un portail historié, qui évoqua pour moi le cimetière Staglieno de Gênes. En haut, sur une complexe allégorie néo-classique, je vis ces mots sculptés : CONDELEO ET CONGRATULOR.