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A l'intérieur, les invités étaient nombreux et animés, qui se pressaient à un buffet dans un vaste salon d'entrée, d'où partaient deux escaliers vers les étages supérieurs. J'aperçus d'autres têtes non inconnues, entre autres Bramanti et – surprise – le commandeur De Gubernatis, ACA déjà exploité par Garamond, mais sans doute pas encore placé devant l'horrible possibilité d'avoir tous les exemplaires de son chef-d'œuvre au pilon, parce qu'il s'avança à la rencontre de mon directeur en lui manifestant respect et reconnaissance. Agliè eut droit aux respects d'un type de taille menue qui se porta vers lui, avec des yeux exaltés. A son inconfondable accent marseillais, nous reconnûmes Pierre, celui que nous avions entendu accuser Bramanti de maléfice, derrière la portière du cabinet d'Agliè.

Je m'approchai du buffet. Il y avait des carafes remplies de liquides colorés, mais je ne parvins pas à les identifier. Je me versai une boisson jaune qui semblait du vin, ce n'était pas mauvais, avec un goût de vieux rossolis, mais c'était certainement bien alcoolisé. Il y avait peut-être quelque chose dedans : la tête commença à me tourner. Autour de moi se pressait une foule de facies hermeticae à côté de faces sévères de préfets à la retraite ; je saisissais des bribes de conversation...

« Au premier stade, tu devrais réussir à communiquer avec d'autres esprits, puis projeter en d'autres êtres des pensées et des images, charger les lieux avec des états émotifs, acquérir de l'autorité sur le règne animal. Dans un troisième temps, tu essaies de projeter un double de toi dans n'importe quel point de l'espace : bilocation, comme les yogis, tu devrais apparaître simultanément en plusieurs formes distinctes. Après, il s'agit de passer à la connaissance suprasensible des essences végétales. Enfin, tu essaies la dissociation, il s'agit d'investir l'assemblage tellurique du corps, de se dissoudre en un lieu et réapparaître en un autre, intégralement – je dis – et non pas dans son seul double. Dernier stade, la prolongation de la vie physique...

– Pas l'immortalité...

– Pas dans l'immédiat.

– Mais toi ?

– Il faut de la concentration. Je ne te cache pas que c'est pénible. Tu sais, je n'ai plus vingt ans... »

Je retrouvai mon groupe, au moment où il entrait dans une pièce aux murs blancs et aux angles arrondis. Sur le fond, comme dans un musée Grévin – mais l'image qui affleura à mon esprit ce soir-là fut celle de l'autel que j'avais vu à Rio dans la tente de umbanda–, deux statues presque grandeur nature, en cire, revêtues d'une matière scintillante qui me parut digne d'un très mauvais accessoiriste. L'une était une dame sur un trône, avec une robe immaculée, ou presque, constellée de paillettes. Au-dessus d'elle descendaient, suspendues à des fils, des créatures de forme imprécise, qui ressemblaient à ces poupées de Lenci, en feutre, servant d'ornement autrefois. Dans un coin, un amplificateur laissait parvenir un son lointain de trompettes, celui-ci de bonne qualité, sans doute un air de Gabrieli, et l'effet sonore était d'un goût plus sûr que l'effet visuel. Sur la droite, une autre figure féminine, habillée de velours cramoisi, ceinturée de blanc et coiffée d'une couronne de laurier, à côté d'une balance dorée. Agliè nous expliquait les diverses références, mais je mentirais en disant que j'y prêtais beaucoup d'attention. M'intéressait plutôt l'expression de nombreux invités, qui passaient d'un simulacre à l'autre avec un air révérencieux et ému.

« Ils ne sont pas différents de ceux qui vont dans un sanctuaire voir la Vierge noire aux robes brodées et recouvertes de coeurs en argent, dis-je à Belbo. Ils pensent peut-être que c'est là la mère du Christ en chair et en os ? Non, mais ils ne pensent pas non plus le contraire. Ils se plaisent à la similitude, ils sentent le spectacle comme vision, et la vision comme réalité.

– Oui, dit Belbo, mais le problème n'est pas de savoir si ces gens sont meilleurs ou pires que ceux qui vont au sanctuaire. J'étais en train de me demander qui nous sommes, nous. Nous qui croyons Hamlet plus vrai que notre concierge. Ai-je le droit de les juger, eux, moi qui rôde à la recherche de madame Bovary pour lui faire une scène ? »

Diotallevi hochait la tête et me disait à voix basse qu'on ne devrait pas reproduire d'images des choses divines, et que celles-ci étaient toutes des épiphanies du veau d'or. Mais ça l'amusait.

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Par conséquent l'alchimie est une chaste prostituée, qui a beaucoup d'amants, mais elle les déçoit tous et ne concède son étreinte à aucun. Elle transforme les sots en fous, les riches en misérables, les philosophes en andouilles, et les trompés en de très loquaces trompeurs...

TRITHÈME, Annalium Hirsaugensium Tomus II, S. Gallo, 1690, p. 225.

Soudain la salle tomba dans la pénombre et les murs s'illuminèrent. Je m'aperçus qu'ils étaient recouverts aux trois quarts d'un écran semi-circulaire où on allait projeter des images. Lorsqu'elles apparurent, je me rendis compte qu'une partie du plafond et du pavement était d'une matière réfléchissante, et réfléchissants étaient aussi certains des objets qui d'abord m'avaient frappé par leur grossièreté, les paillettes, la balance, un écu, quelques coupes en cuivre. Nous nous trouvâmes plongés dans un milieu liquoraqueux, où les images se multipliaient, se segmentaient, se fondaient avec les ombres des assistants, le pavement reflétait le plafond, le plafond le pavement, et tous ensemble, les figures qui apparaissaient sur les murs. Avec la musique, des odeurs subtiles se répandirent dans la salle, au début des encens indiens, puis d'autres, plus imprécis, par moments désagréables.

D'abord la pénombre s'anéantit en une obscurité absolue ; puis, alors qu'on entendait un gargouillement glutineux, un bouillonnement de lave, nous fûmes dans un cratère où une matière visqueuse et sombre tressaillait à la lueur intermittente de grandes flammes jaunes et bleuâtres.

Une eau grasse et gluante s'évaporait vers le haut pour redescendre sur le fond, telle une rosée ou une pluie ; et, alentour, flottait une odeur de terre fétide, un relent de moisi. J'inhalais le sépulcre, le Tartare, les ténèbres, et se répandait autour de moi un purin venimeux qui coulait entre des langues de fumier, terreau, poudre de charbon, boue, menstrues, fumée, plomb, excrément, écorce, écume, naphte, noir plus noir que le noir même, qui s'éclaircissait à présent pour laisser apparaître deux reptiles – l'un bleu clair et l'autre rougeâtre – enlacés en une sorte d'étreinte, se mordant réciproquement la queue et formant comme une unique figure circulaire.

C'était comme si j'avais bu de l'alcool en dépassant la mesure, je ne voyais plus mes compagnons, disparus dans la pénombre, je ne reconnaissais pas les figures qui glissaient à côté de moi et je les percevais tel qui voit des silhouettes décomposées et fluides... Ce fut alors que je me sentis saisir par une main. Je sais que ce n'était pas vrai, et pourtant je n'osai pas me retourner sur le moment pour ne pas découvrir que je m'étais trompé. Mais je distinguais le parfum de Lorenza et c'est alors seulement que je compris combien je la désirais. Ce devait être Lorenza. Elle était là, pour reprendre ce dialogue fait de frôlements, d'ongles rampant contre la porte, qu'elle avait laissé en suspens la veille au soir. Soufre et mercure paraissaient s'unir dans une chaleur humide qui me faisait palpiter l'aine, mais sans violence.

J'attendais le Rebis, l'enfant androgyne, le sel philosophai, le couronnement de l' œuvre au blanc.

J'avais l'impression de tout savoir. Peut-être des lectures des derniers mois réaffleuraient-elles à mon esprit, peut-être Lorenza me communiquait-elle son savoir à travers le toucher de sa main, dont je sentais la paume légèrement moite.