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Il était difficile d'établir s'il s'agissait de modèles en plastique, en cire, ou d'êtres vivants, d'autant que la légère turbidité ne permettait pas de comprendre si le faible halètement qui les animait provenait d'un effet d'optique ou de la réalité.

« Il paraît qu'ils grandissent de jour en jour, dit Agliè. Chaque matin les vases sont ensevelis sous un tas de fumier de cheval frais, autrement dit chaud, qui fournit la température utile à leur croissance. C'est pour cela que chez Paracelse apparaissent des prescriptions où on dit qu'il faut faire grandir les homuncules à la température d'un ventre de cheval. Selon notre hôte, ces homuncules lui parlent, lui communiquent des secrets, émettent des vaticinations : qui lui révèle les vraies mesures du Temple de Salomon, qui la façon d'exorciser les démons... Honnêtement, moi je ne les ai jamais entendus parler. »

Ils avaient des visages très mobiles. Le roi regardait la reine avec tendresse et ses yeux étaient très doux.

« Notre hôte m'a dit qu'il avait trouvé un matin l'adolescent bleu, échappé qui sait comment à sa prison, alors qu'il cherchait à desceller le vase de sa compagne... Mais il était hors de son élément, il respirait avec peine, et on le sauva juste à temps, en le remettant dans son liquide.

– Terrible, dit Diotallevi. Je ne les aimerais pas comme ça. Il faut toujours transporter le vase avec soi et trouver ce crottin où que vous alliez. Que fait-on l'été ? On les laisse au concierge ?

– Mais peut-être, conclut Agliè, sont-ils seulement des ludions, des diables cartésiens. Ou des automates.

– Diable, diable, disait Garamond. Monsieur le comte, vous êtes en train de me révéler un nouvel univers. Nous devrions devenir tous plus humbles, mes chers amis. Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... Mais enfin, à la guerre comme à la guerre... »

Garamond était tout bonnement foudroyé. Diotallevi gardait un air de cynisme curieux ; Belbo ne manifestait aucun sentiment.

Je voulais me libérer de tout doute et je lui dis : « Quel dommage que Lorenza ne soit pas venue, elle se serait bien amusée.

– Eh oui », répondit-il, absent.

Lorenza n'était pas venue. Et moi j'étais comme Amparo à Rio. J'étais mal à l'aise. Je me sentais comme frustré. On ne m'avait pas tendu l'agogô.

Je quittai le groupe, rentrai dans l'édifice en me frayant un chemin à travers la foule, je passai par le buffet, pris quelque chose de frais, tout en craignant que cela ne contînt un philtre. Je cherchai des toilettes pour me mouiller les tempes et la nuque. Je les trouvai et me sentis soulagé. Mais, comme j'en sortais, je fus intrigué par un petit escalier à vis et ne sus renoncer à la nouvelle aventure. Peut-être, même si je croyais m'être ressaisi, cherchais-je encore Lorenza.

– 60 –

Pauvre fou! Seras-tu ingénu au point de croire que nous t'enseignons ouvertement le plus grand et le plus important des secrets ? Je t'assure que celui qui voudra expliquer selon le sens ordinaire et littéral des mots ce qu'écrivent les Philosophes Hermétiques, il se trouvera pris dans les méandres d'un labyrinthe d'où il ne pourra pas s'enfuir, et il n'aura pas le fil d'Ariane qui le guide pour en sortir.

ARTEPHIUS.

J'aboutis dans une salle située au-dessous du niveau du sol, éclairée avec parcimonie, aux murs rocaille comme les fontaines du parc. Dans un angle j'aperçus une ouverture, semblable au pavillon d'une trompette encastré dans un mur, et déjà de loin j'entendis qu'en provenaient des bruits. Je m'approchai et les bruits se firent plus distincts, jusqu'à ce que je pusse saisir des phrases, claires et nettes comme si elles étaient prononcées à côté de moi. Une oreille de Denys !

L'oreille était évidemment reliée à l'une des salles supérieures et recueillait les propos de ceux qui passaient près de son ouverture.

« Madame, je vous dirai ce que je n'ai jamais dit à personne. Je suis las... J'ai travaillé sur le cinabre, et sur le mercure, j'ai sublimé des esprits, des ferments, des sels du fer, de l'acier et leurs écumes, et je n'ai pas trouvé la Pierre. Ensuite, j'ai préparé des eaux fortes, des eaux corrosives, des eaux ardentes, mais le résultat était toujours le même. J'ai utilisé les coquilles d'œufs, le soufre, le vitriol, l'arsenic, le sel ammoniac, le sel de verre, le sel alkali, le sel commun, le sel gemme, le salpêtre, le sel de soude, le sel attingat, le sel de tartre, le sel alembroth ; mais, croyez-moi, il faut vous en méfier. Il faut éviter les métaux imparfaits, rubifiés, autrement vous serez trompée comme je l'ai été moi-même. J'ai tout essayé : le sang, les cheveux, l'âme de Saturne, les marcassites, l'aes ustum, le safran de Mars, les écailles et l'écume du fer, la litharge, l'antimoine ; rien. J'ai travaillé pour tirer l'huile et l'eau de l'argent, j'ai calciné l'argent aussi bien avec un sel préparé que sans sel, et avec de l'eau-de-vie, et j'en ai tiré des huiles corrosives, un point c'est tout. J'ai employé le lait, le vin, la présure, le sperme des étoiles qui tombe sur la terre, la chélidoine, le placenta des foetus ; j'ai mélangé le mercure aux métaux, les réduisant en cristaux ; j'ai cherché dans les cendres mêmes... Enfin...

– Enfin ?

– Il n'est rien au monde qui demande plus de prudence que la vérité. La dire, c'est comme se faire une saignée au cœur...

– Assez, assez, vous m'exaltez... »

« A vous seul, j'ose confier mon secret. Je ne suis d'aucune époque ni d'aucun lieu. Hors du temps et de l'espace je vis mon éternelle existence. Il y a des êtres qui n'ont plus d'anges gardiens : je suis l'un de ceux-là...

– Mais pourquoi m'avez-vous conduit ici ? »

Une autre voix : « Cher Balsamo, on est en train de jouer au mythe de l'immortel ?

– Imbécile ! L'immortalité n'est pas un mythe. C'est un fait. »

J'étais sur le point de m'en aller, ennuyé par ce caquetage, quand j'entendis Salon. Il parlait à voix basse, avec tension, comme s'il retenait quelqu'un par le bras. Je reconnus la voix de Pierre.

« Allons, allons, disait Salon, vous ne me direz pas que vous aussi vous êtes là pour cette bouffonnerie alchimique. Vous n'allez pas me dire que vous êtes venu prendre le frais dans les jardins. Vous savez que, après Heidelberg, de Caus a accepté une invitation du roi de France pour s'occuper de la propreté de Paris ?

– Les façades ?

– Il n'était pas Malraux. J'ai le soupçon qu'il s'agissait des égouts. Curieux, n'est-ce pas ? Ce monsieur inventait des orangeries et des vergers symboliques pour les empereurs, mais ce qui l'intéressait, c'étaient les souterrains de Paris. En ces temps-là, il n'existait pas, à Paris, un vrai réseau d'égouts. C'était une combinaison de canaux à fleur de terre et de conduits enterrés, dont on savait bien peu de chose Les Romains, dès les temps de la République, savaient tout sur leur Cloaca Maxima ; mille cinq cents ans après, à Paris, on ne sait rien de ce qui se passe sous terre. Et de Caus accepte l'invitation du roi parce qu'il veut en savoir davantage. Que voulait-il savoir ? Après de Caus, Colbert, pour nettoyer les conduits recouverts – c'était là le prétexte, et remarquez que nous sommes à l'époque du Masque de fer –, y envoie des galériens ; ces derniers se mettent à naviguer dans les excréments, suivent le courant jusqu'à la Seine, et ils s'éloignent à bord d'un bateau, sans que personne ose affronter les redoutables créatures enveloppées d'une puanteur insupportable et de nuées de mouches... Alors Colbert place des gendarmes aux différentes sorties sur le fleuve, et les forçats moururent dans les boyaux. En trois siècles, à Paris, on a réussi à couvrir à peine trois kilomètres d'égouts. Mais au XVIIIe, on couvre vingt-six kilomètres, et précisément à la veille de la Révolution. Ça ne vous dit rien ?