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— « Le pense-bête offre un sérieux inconvénient, » reprit Fay. « Il pèse quatorze kilos. On le sent, lorsqu’on est resté debout pendant deux heures. Sans aucun doute, nous allons le munir du dispositif anti-gravité dont tu as parlé pour les grenades de poursuite. Nous l’aurions déjà introduit dans ce modèle, mais il nous fallait y incorporer tant d’autres choses. » Il soupira de nouveau. « Le système d’évaluation et de décision, à lui seul, en a triplé la masse. »

— « Hé, » protesta Gusterson qui pensait plus particulièrement à la fille aux lèvres boudeuses, « tu veux dire que tous les gens que nous avons vus transportaient quatorze kilos sur leur épaule ? »

Fay secoua lourdement la tête. « Ils portaient tous le modèle n°3 ou 4. Le mien est un n°6, » déclara-t-il du ton dont il aurait dit : « Je suis le seul à porter la vraie Croix. Les autres sont toutes en balsa. »

Puis son visage se rasséréna un peu et il poursuivit : « Bien entendu, les améliorations apportées compensent largement la différence de poids… et pendant la nuit, c’est à peine si on se rend compte de sa présence lorsqu’on est étendu… D’ailleurs, si on a soin de talquer la peau sous l’appareil deux fois par jour, elle ne s’irrite pas… ou du moins pas trop…»

Gusterson recula involontairement et sentit quelque chose qui le gênait sur son omoplate droite. D’un geste convulsif, il déboutonna sa veste, plongea sa main à l’endroit incriminé et en retira avec violence le sac de Fay… qu’il reposa doucement à côté de lui avec un profond soupir, comme s’il venait d’échapper à un grand et symbolique danger. Puis il se souvint d’un détail mentionné par Fay.

— « Tu m’as dit que le pense-bête est muni d’éléments d’évaluation et de décision. Cela signifie donc bien que ton appareil pense. Et s’il pense, c’est qu’il est conscient. »

— « Gussy, » dit Fay d’un ton las et en fronçant les sourcils, « aujourd’hui, toutes sortes d’appareils sont munis d’éléments d’évaluation et de décision. Les classeurs de courrier, les missiles, les infirmiers robots, les mannequins de grand style, pour ne citer que ceux-là. Ils « pensent », s’il faut employer ce terme archaïque, mais cela ne correspond pas à la réalité des faits. Et ils ne sont certainement pas conscients. »

— « Ton pense-bête pense, » répéta obstinément Gusterson, « je t’avais prévenu. Il chevauche ton épaule comme si tu étais un poney, et maintenant, il pense. »

— « Et après ? » répondit Fay dans un bâillement. Il fit un rapide et sinueux mouvement de l’épaule qui donna un instant l’illusion que son bras gauche était muni de trois coudes. Gusterson n’avait jamais vu Fay effectuer un tel geste et il se demanda sur qui il avait pu le copier. Fay bâilla de nouveau et dit : « Je t’en prie, Gussy, ne me dérange plus pendant une minute. » Ses yeux se fermèrent à demi.

Gusterson étudiait le visage aux joues creuses de Fay et la grande boursouflure de sa cape.

— « Dis-moi, Fay, » demanda-t-il à voix basse au bout de cinq minutes, « est-ce que tu médites ? »

— « Moi ? Pas du tout, » répondit Fay, en sursautant et en réprimant un nouveau bâillement. « Je me repose un peu, simplement. Ces jours-ci, je me sens plus fatigué que d’habitude. Tu voudras bien m’excuser, Gussy, mais qu’est-ce qui t’a fait parler de méditation ? »

— « C’est comme une sorte d’intuition, » dit Gusterson. « Vois-tu, lorsque tu as commencé à lancer le pense-bête, il m’est apparu qu’il pourrait au moins offrir un avantage. Voici : le fait de posséder un secrétaire mécanique, qui se charge des obligations et de la routine quotidienne dans le monde réel, devrait permettre à l’homme de s’évader dans l’autre monde, le monde des pensées, des sentiments, des intuitions, de s’y intégrer en quelque sorte pour accomplir des choses. Connais-tu quelqu’un qui utilise le pense-bête de cette façon ? »

— « Non, bien entendu ! » répondit Fay avec un grand rire incrédule. « Qui aurait l’idée de s’évader dans un monde imaginaire en risquant de manquer ce que son pense-bête est en train d’accomplir ?… je veux dire ce que son pense-bête lui réserve ? »

Ignorant le frisson de Gusterson, Fay se redressa et sembla se ragaillardir. « Ah ! cette petite pause m’a fait du bien. Un pense-bête t’oblige à te reposer, vois-tu – c’est l’un de ses grands avantages. Pooh-Bah est plus attentif à ma santé que je ne l’ai jamais été moi-même. » Il ouvrit un minuscule réfrigérateur, en retira deux cubes de carton sulfurisé dont il tendit un exemplaire à Gusterson. « Martini ? J’espère que tu ne verras pas d’inconvénient à boire à même le carton. À ta santé, Gussy, mon vieux copain. Maintenant, il y a deux choses dont je voudrais te parler…»

— « Minute, » dit Gusterson, retrouvant une partie de son ancienne autorité. « Il est d’abord une chose qui m’obsède et dont je voudrais me libérer l’esprit. » Il tira les pages dactylographiées d’une poche intérieure et les défroissa. « Je t’ai déjà parlé de ce laïus. Je voudrais que tu le lises avant toute autre chose. Tiens ! »

Fay jeta un regard sur les feuilles et hocha la tête, mais il ne les prit pas tout de suite. Il leva les mains à son cou et défit l’agrafe de sa cape, puis hésita.

— « Tu portes cette pèlerine pour dissimuler la bosse de ton pense-bête ? » intervint Gusterson. « Tu as meilleur goût que les autres taupes. »

— « Pas exactement pour le dissimuler, » protesta Fay, « mais afin que les autres ne soient pas jaloux. Je ne me sentirais pas à l’aise de faire étalage d’un pense-bête n°6, capable d’évaluation et de décision, devant des gens qui ne sont pas en mesure de l’acheter – du moins pas avant vingt-deux heures quinze ce soir. Bien des habitants des abris ne dormiront pas cette nuit. Ils feront la queue pour échanger leur vieux pense-bête contre un n°6 presque aussi bon que Pooh-Bah. »

Il fit le geste d’écarter les mains, hésita en jetant un regard d’appréhension sur Gusterson, puis se débarrassa de la cape.

6

Gusterson aspira l’air avec tant de soudaineté qu’il en eut le hoquet. L’épaule droite de la veste et la chemise de Fay avaient été découpées. Émergeant de l’entaille soigneusement ourlée, on apercevait une masse d’un gris argent, surmontée d’une tourelle ; celle-ci était munie d’un œil et de deux bras métalliques à multiples jointures, se terminant par de petites griffes.

On eût dit la partie supérieure d’un robot pseudo-scientifique – un affreux robot-enfant, se dit Gusterson, qui aurait perdu ses jambes dans un accident de chemin de fer… Il avait l’impression qu’une lueur rouge se déplaçait imperceptiblement dans l’œil énorme et unique.

— « Maintenant je vais prendre ton mémorandum, » dit Fay posément, en tendant la main. Il saisit les feuilles qui glissaient entre les doigts de Gusterson, les aligna avec le plus grand soin en les tapotant sur son genou… et les tendit par-dessus son épaule au pense-bête, qui referma ses griffes sur la liasse et la leva vivement à la hauteur de son œil unique, à une distance d’environ quinze centimètres.

— « Le premier sujet dont je voulais t’entretenir, Gussy, » commença Fay, sans prêter la moindre attention à la petite scène qui se déroulait sur son épaule, « ou dont je voulais t’avertir, si tu préfères, c’est l’équipement imminent en pense-bête des écoliers, des gérontologues, des détenus et des habitants de la surface. À trois heures zéro minute zéro seconde demain matin, les pense-bête deviendront obligatoires pour tous les adultes habitant les abris. La réalisation totale du programme ne demandera pas bien longtemps – en effet, aujourd’hui, nous avons découvert que la racine carrée du temps prévu pour un nouveau lancement est en général le plus proche de la réalité. Gussy, je te conseille très vivement de porter un pense-bête dès à présent. De même que Daisy et tes gosses. Si tu suis mon conseil, tes enfants auront de l’avance sur les gens de ta classe. La transition et le conditionnement sont faciles, puisque le pense-bête lui-même y pourvoit. »