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Il fixait l’écran inanimé de la TV sans cesser de fermer et d’ouvrir ses gros poings.

— « Ne te laisse pas conduire à l’apoplexie par Fay – il n’en vaut pas la peine, » dit Daisy en passant la tête par la porte de la cuisine, tandis que Fay demandait anxieusement :

— « Que se passe-t-il, Gussy ? »

— « Rien du tout, ver de terre que tu es ! » rugit Gusterson. « Sauf qu’il y a une heure, j’ai laissé passer la seule émission de télévision que j’aurais voulu voir cette année – Finnegans Wake en anglais, en gaélique et en patois. Oh ! sacré bon D… de nom de D… ! »

— « Dommage, » dit Fay d’un ton léger. « J’ignorais qu’on l’eût monté sur les ondes de la TV de surface. »

— « C’est pourtant le cas ! Certaines choses sont trop importantes pour qu’on puisse les confiner sous terre. Et il a fallu que j’oublie ! C’est toujours la même chose… Je manque tout ! Écoute-moi, espèce de rat, » beugla-t-il à l’adresse de Fay, en secouant le doigt sous le menton de l’autre, « je vais te donner un sujet d’étude que tu pourras soumettre à ton équipe d’ânes bâtés. Qu’ils mettent au point un secrétaire mécanique auquel je programmerai des ordres et qui tiendra le rôle d’aide-mémoire en me rappelant le moment exact où je devrai écouter la TV, téléphoner à quelqu’un, expédier un manuscrit, écrire une lettre, regarder une éclipse, une nouvelle station orbitale, aller prendre les enfants à l’école ou acheter un bouquet de fleurs pour Daisy. Il faudra que cet appareil ne me quitte pas, que je n’aie pas à me déranger pour le consulter, que je ne puisse pas m’en lasser et le déposer dans le premier coin venu. Il devra me rappeler la chose avec suffisamment d’insistance pour que je n’aie pas la tentation de passer outre, comme cela se passe quelquefois lorsqu’il s’agit de Daisy. Voilà ce que ta collection de cancres pourrait inventer pour moi. Et s’ils s’acquittent convenablement de leur tâche, je suis tout prêt à leur verser jusqu’à cinquante dollars ! »

— « Cette idée ne me semble pas tellement originale, » répliqua froidement Fay, en reculant devant l’index menaçant. « J’imagine que tous les chefs de service possèdent quelque chose dans le genre. Du moins leur secrétaire tient un fichier, un agenda…»

— « Je ne parle pas de poitrines agressives et d’anatomies couvertes de nylon jusqu’au cou, » intervint Gusterson qui se faisait des secrétaires une idée quelque peu pessimiste. « Ce que je demande, c’est un aide-mémoire mécanique… voilà tout ! »

— « Eh bien, j’y penserai, » lui assura Fay, « en même temps qu’aux maisons-bulles et aux masques de beauté. Si jamais nous réalisons quelque chose dans ce genre, je te le ferai savoir. S’il s’agit d’un masque de beauté, j’apporterai un prototype à Daisy – cela lui permettra de faire peur aux gamins de l’extérieur. » Il porta sa montre à son oreille. « Grands dieux, il va falloir que je vous quitte si je veux arriver au sous-sol avant la fermeture des portes principales. Il me reste tout juste dix minutes avant le second couvre-feu ! Au revoir Gus, au revoir Daisy ! »

Deux minutes plus tard, ayant éteint les lumières de la salle de séjour, ils virent la silhouette raccourcie de Fay, semblable à une fourmi, se hâter à travers le parc pelé et mal éclairé, vers l’escalateur le plus proche.

— « Étrange de penser à cet immense sous-sol, avec ses cellules étriquées, qui s’étend dans toutes les directions sous nos pieds, » remarqua Gusterson. « As-tu rappelé à Smitty de placer une nouvelle ampoule dans l’ascenseur ? »

— « Les Smith ont déménagé ce matin, » dit Daisy d’une voix sans timbre. « Ils sont allés eux aussi s’installer dans le sous-sol. »

— « Comme des cafards, » dit Gusterson. « Des cafards qui quittent un immeuble en ruines. Bientôt, ce sera le tour des fantômes de se réfugier dans les abris. »

— « Quoi qu’il en soit, dès à présent, nous sommes nos propres concierges, » dit Daisy.

Il hocha la tête. « Il ne reste plus, à part nous, que trois familles fidèles à ce mortel piège en verre. » Il soupira. Puis : « Tu voudrais aller t’installer là-dessous, Daisy ? » demanda-t-il doucement, en lui entourant délicatement les épaules de son bras. « Te remplir les yeux des lumières artificielles, te transformer en rat pour un temps ? Nous sommes peut-être trop vieux pour jouer les chauves-souris. Je pourrais obtenir un emploi dans une compagnie, une cabine à penser pour moi tout seul, avec deux secrétaires aux poitrines en acier inoxydable. La vie serait plus facile pour toi et beaucoup plus propre. Tu dormirais plus tranquille. »

— « C’est vrai, » répondit-elle. Elle faisait courir ses doigts le long de la sombre verrière dont la teinte violette était à peine perceptible, du fait de la faible clarté froide qui régnait dans le parc. « Mais, je ne sais trop pourquoi, » dit-elle en lui glissant le bras autour de la taille, « je ne pense pas que je dormirais plus tranquille ni plus heureuse… et ça ne m’exciterait pas le moins du monde. »

2

Trois semaines plus tard, Fay reparut, portant deux paquets relativement petits dont il remit le plus grand à Daisy.

— « Il s’agit d’un soi-disant masque de beauté, » lui dit-il, « complet avec perruque, cils et lèvres veloutées humectables. Il permet même à la peau de respirer – grâce à une membrane élastique et poreuse qui adhère par électricité statique. Mais le Service de la Miniaturisation n’y est pour rien, grâce au ciel. C’est Beauty Trix qui l’a lancé sur le marché il y a dix jours, et déjà il fait fureur chez les adolescentes. Certains garçons se sont également mis à les porter et la police aboie après Trix, en l’accusant de pousser les gens à se travestir, avec toutes les répercussions psychiques que cela implique. »

— « Je me suis laissé dire que Trix est une succursale secrète de la Miniaturisation…» dit Gusterson, quittant son antique machine à écrire électrique. « Non, Fay, tu ne m’empêches pas de travailler – c’est l’influence du soir. Si j’écris encore, il ne me restera plus d’idées pour demain. Je viens de me lancer dans un nouveau roman démentiel. Vraiment sensationnel. Non seulement tous les personnages sont fous, mais même le psychiatre-robot. »

— « Les machines distributrices de livres regorgent de romans démentiels, » intervint Fay. « Il est curieux que leur popularité soit si grande. »

Gusterson ricana : « Les taupes conditionnées que vous êtes ne peuvent plus dorénavant accepter l’individualité, même chez des personnages fictifs. Hé, Daisy ! Fais-moi voir ce masque de beauté ! »

Mais sa femme, quittant la pièce à reculons, pressa le paquet sur sa poitrine en secouant solennellement la tête.

« C’est tout de même un comble, » se plaignit Gusterson, « de ne pas avoir le droit de jeter un regard sur les idées qu’on m’a volées. »

— « Je t’ai aussi amené un cadeau, » dit Fay. « Tu pourras le considérer comme un pourcentage sur toutes les inventions dont on a eu l’idée un peu avant toi. Cinquante dollars, suivant le prix que tu as fixé. » Il lui tendit le plus petit des deux paquets. « Voici ton pense-bête. »

— « Mon quoi ? » demanda Gusterson, soupçonneux.

— « L’aide-mémoire mécanique dont tu avais besoin. La fiche que tient une secrétaire pour rappeler à son patron le programme de ses occupations est appelée communément un pense-bête. C’est pourquoi nous lui avons donné ce nom. Le voici. »

Gusterson ne toucha pas le paquet. « Vous avez fait réaliser cette histoire de fous par votre équipe d’inventeurs ? »