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— « Sainte Mère de Dieu, » gémit Gusterson. « C’est ce boniment de camelot que tu leur délivres à présent ? »

— « Ne comprends-tu pas, Gussy ? Tu ne programmes ton pense-bête que lorsque tu te sens débordant d’enthousiasme. Tu ne te contentes pas de prévoir heure par heure ce que tu feras la semaine prochaine, tu t’y jettes à corps perdu. De cette façon, non seulement tu es deux fois plus sûr d’obéir aux instructions, mais encore tu te ré-inocules en permanence ton propre enthousiasme. »

— « Je ne peux pas me supporter lorsque j’en arrive à ce point d’enthousiasme, » dit Gusterson. « Pendant les heures qui suivent, je me sens bourrelé de honte. »

— « Tu es perverti… C’est compréhensible, avec cette vie solitaire en plein ciel. Bien mieux, Gussy, imagine combien plus persuasives seraient ces instructions si elles étaient proférées de la plus suggestive voix d’alcôve de ta petite amie préférée, par le timbre confidentiel de ton docteur ou de ton psychiatre… voire par l’organe troublant de Vina Vidarsson ! À propos, Daisy, je vous conseille fortement de ne pas porter ce masque de beauté à l’extérieur. Il est devenu un objet de scandale depuis que dix mille adolescents déguisés en Vina Vidarsson se sont déchaînés à travers le Tunnel-Mart. V.V. a d’ailleurs intenté des poursuites contre Trix. »

— « Pas de danger, » dit Daisy. « Dans un moment de délire sexuel, Gusterson lui a coupé le nez d’un coup de dent. » Elle pinça délicatement son propre appendice nasal.

— « Je n’obéirais pas davantage à mes injonctions enthousiastes, » dit Gusterson, méditatif, « que je n’obéirais à un Napoléon imbibé de fine du même nom. Me ré-inoculer de mon propre enthousiasme ? J’en mourrais comme d’une morsure de serpent ! »

— « C’est bien ce que je disais, tu es perverti, » dit Fay d’un ton dogmatique. « Gussy, la seule voie qui s’ouvrait à nous consistait à abandonner le ton neutre pour prendre des accents persuasifs. L’étape suivante s’imposait avec moins d’évidence ; je la discernais néanmoins. En usant de stimuli verbaux de caractère subliminal, on peut administrer à l’intéressé une thérapeutique euphorique et tonifiante vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Nous avons remis en honneur les idées d’un pionnier de la psychique dynamique, le docteur Coué. Par exemple, en ce moment même, mon pense-bête ne cesse de me susurrer – d’une voix trop faible pour dépasser le seuil de ma conscience, mais qui s’imprime avec vigueur dans mon subconscient : « De jour en jour, et de toutes les manières, je deviens plus intelligent, » en alternance avec : « J’acquiers sans cesse plus de cran, » et : « J’ai de plus en plus de…» Mais passons ! Toutes les cent fois, il reprend la formule à voix haute, et le chatouilleur se rappelle à mon souvenir pour s’assurer que je garde bien le contact. »

— « La troisième formule, » s’interrogeait Daisy, saisie par une réminiscence et posant sa main sur sa bouche. « Pourrais-je deviner ? »

Durant ce temps, les yeux de Gusterson s’arrondissaient. « Écoute-moi bien, Fay. Il faut que tu mettes fin à cette plaisanterie… c’est de la folie furieuse. Si le Service de la Miniaturisation consent à jeter le pense-bête aux ordures, je vous fournirai un autre sujet d’invention – de bonne qualité, celui-là. »

— « Le temps des inventions est passé pour toi, » dit Fay avec une joie maligne. « J’entends par là que tu n’égaleras jamais ton chef-d’œuvre. »

— « Que dirais-tu, » brailla Gusterson, « d’un missile téléguidé anti-individu ? Les physiciens disposent de dispositifs anti-gravité à petite échelle, suffisants pour faire voler un objet de la taille d’une grenade à main. Pourquoi n’accorderait-on pas un tel missile aux empreintes digitales d’un individu, à ses ondes cervicales, voire à son odeur particulière ? De cette façon, il pourrait le repérer, le suivre en contournant les obstacles et le frapper à l’exclusion de tout autre. Assassinat télécommandé ! Fay, ne ressens-tu pas un sentiment de chaude exaltation en pensant à mes missiles modèle réduit, circulant comme des mouches dans vos tunnels, traquant les malfaiteurs comme un essaim de guêpes hargneuses ou de bourdons angéliques ? »

— « N’espère pas m’attirer sur une voie de garage, » répondit Fay d’un ton badin. Il sourit et se trémoussa, puis se hâta vers le mur opposé en leur faisant signe de le suivre. Au dehors, à une centaine de mètres environ, s’élevait un autre gratte-ciel ancien, à parois de verre et composé d’appartements. Au-delà, le lac Érié scintillait sous le soleil.

— « Un nouvel essai de bombe ? » s’enquit Gusterson.

Fay désigna le bâtiment. « Demain, » annonça-t-il, « une usine moderne, uniquement consacrée à la construction des pense-bête, s’élèvera à cet emplacement. »

— « Tu veux parler de l’un de ces monuments phalliques sans fenêtres qui sont un attentat au bon goût ? » demanda Gusterson. « Vous n’êtes même pas logiques, toi et tes pareils. Toutes vos habitations se trouvent sous terre. Pourquoi pas les usines ? »

— « La place nous manque. Et les missiles nocturnes sont les plus redoutables. »

— « Je sais que cet immeuble est vide depuis un an, » dit Daisy avec malaise, « mais comment… ? »

— « Chut ! Regardez ! C’est le moment ! »

Pendant un moment, comme sous l’effet d’un mirage, le gratte-ciel tout entier devint flou. Puis on eût dit que les vaguelettes qui couraient sur la surface du lac avaient envahi les parois de verre à cent mètres de là. Elles se poursuivaient du haut en bas des parois luisantes, s’élevant de plus en plus… et soudain le verre se brisa en des milliers de fragments qui s’effondrèrent le long de l’ossature, suivis par des débris de ciment, de plastique, de tubulures, jusqu’au moment où il ne resta plus rien que la charpente d’acier entièrement dénudée, laquelle vibrait avec une telle rapidité qu’elle en devenait à peine visible sur le fond du lac scintillant.

Daisy se couvrit les oreilles, mais il n’y eut pas d’explosion, seul le bruit de l’éboulement prolongé des matériaux qui venaient s’écraser vingt étages plus bas, cependant que des nuages de poussière jaillissaient de tous côtés.

— « Spectaculaire ! » résuma Fay. « Je savais bien que cela vous plairait. Ce petit artifice fut imaginé par le grand Tesla durant ses dernières années fécondes. Le Département de la Recherche découvrit le principe dans ses dossiers… et nous avons réalisé son rêve. Un petit appareil résonnant, qui tiendrait facilement dans une poche s’accorde avec la période de vibration de la charpente, dont il accroît l’amplitude par des impulsions rigoureusement synchronisées. C’est le principe des soldats traversant un pont au pas cadencé, sauf que dans le cas qui nous occupe, les soldats sont remplacés par une fourmi. » Il montra la charpente dont les contours se précisaient à mesure que s’atténuait la vibration. « Je pense que nous pourrons poser l’usine sur cette structure, sinon nous la volatiliserons en y faisant passer un méga-courant. Sans conteste, le micro-résonateur est l’appareil de démolition le plus net et le plus efficace qui existe à l’heure actuelle. On peut s’attendre à bien d’autres découvertes du même genre, à présent que l’humanité dispose du pense-bête qui lui permettra d’obtenir un plein rendement de ses potentialités. Qu’y a-t-il, mes amis ? »