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Daisy jetait un regard de méfiance sur les murs de la pièce. Ses mains tremblaient.

— « Vous n’avez pas à vous inquiéter, » lui assura Fay avec un rire compréhensif. « Votre immeuble est encore sûr au moins pour un mois. » Soudain il fit une grimace, accompagnée d’un bond de trente centimètres dans les airs. Il leva une main avec l’intention de se gratter l’épaule, mais réprima ce mouvement. « Il faut que je vous quitte, mes amis, » annonça-t-il laconiquement. « Mon pense-bête m’a donné le grand avertissement. »

— « Ne pars pas encore, » lui cria Gusterson, se levant avec un frisson dont il donna immédiatement l’explication : « Je viens d’avoir l’impression qu’en me secouant, toute ma chair, mes muscles, mes viscères et le reste allaient s’effondrer sur le sol, ne laissant debout que mon squelette vibrant. Brr ! Avant que le Service de la Miniaturisation et toi-même vous jetiez à corps perdu dans cette entreprise, je tiens à vous dire que je connais une insurmontable objection à la production en masse du pense-bête et à son introduction sur le marché. Il faut se donner beaucoup de peine pour programmer son pense-bête et y consacrer un temps considérable. L’homme (ou la femme) de la rue en sera incapable. Il lui manquera toujours la méthode et la volonté nécessaires pour établir le plan. »

— « Nous y avons pensé il y a déjà des semaines, » coupa Fay, la main sur le bouton de porte. « Chaque bobine de pense-bête qui est mise sur le marché est préenregistrée sur toute sa longueur, avec un motif subliminal de base choisi parmi cinq ou six thèmes exaltants, tonifiants et euphoriques. « Toujours de plus en plus charmante », « toujours de plus en plus viril », tu vois le genre. L’acheteur est interrogé par un robot durant une heure, sa routine quotidienne personnalisée est analysée puis imprimée sur sa bobine hebdomadaire. Il lui est fortement conseillé ensuite de porter son pense-bête chez son docteur et son psychiatre, pour y recevoir de plus amples instructions qui seront reportées sur la bobine. Dès le début, nous avons travaillé en collaboration avec la profession médicale. Les médecins aiment le pense-bête parce qu’il rappelle aux gens de prendre leur potion à l’heure dite, de se reposer, de manger et de dormir selon les prescriptions de la Faculté. C’est une grande opération, Gussy, une très grande opération ! Salut ! »

Daisy se précipita vers la verrière pour le voir traverser le parc. Au fond d’elle-même, elle craignait un petit peu qu’il ne s’attardât à fixer un micro-résonateur à leur propre immeuble et elle voulait convenir avec lui du délai. Mais Gusterson s’installa à sa machine à écrire et se remit au travail.

— « Je veux commencer un nouveau roman, » lui expliqua-t-il, « avant que les fourmis défilent au pas cadencé sur cet immeuble dans environ quatre semaines et demie… à moins qu’un million de petits gars futés ne sortent de leurs tanières pour le jeter dans le lac Érié. »

4

Dès le lendemain de bonne heure, des murs sans fenêtres prirent d’assaut l’ossature du gratte-ciel entre eux et le lac. Daisy tira les rideaux d’occultation de ce côté. Pendant un jour ou deux encore, leurs pensées et leurs conversations furent hantées par les visions sardoniques de Gusterson, qui évoquait des hordes de taupes activées par les pense-bête, se déversant hors des tunnels pour abattre les derniers arbres, mettre l’atmosphère en bouteilles et peut-être démanteler les étoiles. Mais bientôt, ils reprirent tous deux leurs habitudes quotidiennes d’insouciance. Gusterson tapa à la machine. Daisy fit son marché à un magasin de surface diurne et entreprit de peindre une fresque sur le parquet de l’appartement vide qui se trouvait de l’autre côté de leur palier.

— « Nous devrions capturer au lasso quelques voisins, » suggéra-t-elle une fois. « J’ai besoin de quelqu’un pour tenir mes pinceaux et pousser des exclamations admiratives. Si tu descendais à l’heure du cocktail, tu ramènerais une paire de jeunes filles pour commencer. Joue de ton charme viril, fais-leur valoir le charme de la vie en altitude, mais assure-toi qu’elles sont d’un tempérament sociable. Tu pourrais en profiter pour toucher ce chèque de deux mètres en provenance de la Miniaturisation. »

— « Ton amour de l’argent a quelque chose d’immoral, » dit distraitement Gusterson, qui s’efforçait d’imaginer un épisode ultra-démentiel qui ferait de son prochain roman un succulent succès de librairie.

— « Si c’est là l’idée que tu te fais de moi, tu n’aurais pas dû brouter à belles dents le masque de Vina Vidersson. »

— « J’aimerais mieux te voir couverte de rayures vertes, » lui dit-il, « mais avec ou sans rayures, tu vaux encore mieux que ces taupes. »

En réalité, l’un et l’autre avaient horreur de descendre. Ils préféraient de loin demeurer perchés dans leur pigeonnier et contempler les habitants des Profondeurs de Cleveland, comme ils nommaient entre eux la banlieue souterraine, surgir dès l’aube de leurs abris pour travailler sur les chantiers de ciment et les usines sans fenêtres, accomplir leurs quotidiennes randonnées en fusées et leurs excursions sur la route, s’entraîner à la guérilla de midi à l’heure de la pause-café, puis se précipiter au crépuscule dans leurs cavernes à l’épreuve des bombes atomiques, brillamment illuminées et follement excitantes.

Fay et ses projets devinrent de nouveau irréels, bien que Gusterson eût aperçu, dans le Manchester Guardian, dont il recevait chaque jour un fac-similé, une annonce déguisée en faveur du pense-bête. Leurs trois enfants leur signalèrent des annonces similaires à la TV et, un après-midi, ils rentrèrent en apportant la nouvelle étonnante que les moniteurs de leur école souterraine avaient été dotés de pense-bête. À la suite d’un interrogatoire serré de Gusterson, il apparut néanmoins qu’il s’agissait en l’espèce de postes émetteurs-récepteurs reliés au transmetteur de l’école de police.

— « Ce qui est déjà assez déplorable, » commenta plus tard Gusterson. « Mais il serait encore plus abominable de voir ces engins ficelés sur l’épaule des enfants. »

— « Je suis certaine que Fay en serait capable, » répliqua Daisy. « Quand se décidera-t-il à nous remettre ce chèque ? Iago désire un vélo à réaction, j’ai promis à Imogène une panoplie Vina et il ne faudra pas oublier Claudius dans la distribution. »

Gusterson rida un front soucieux. « Sais-tu, Daisy ? » dit-il. « J’ai l’impression que Fay se trouve à l’hôpital, truffé de narcotiques et alimenté par injections intraveineuses. À en juger par la façon dont il se trémoussait à sa dernière visite, on pouvait croire que le pense-bête le mettrait en pièces au bout d’une semaine. »

Comme pour mettre son intuition en défaut, Fay reparut le soir même. Les lampes ne brillaient que faiblement. Le vieux transformateur de l’immeuble était tombé en panne, et en attendant les réparations, on s’était rabattu sur des batteries qui transformaient des globes brillants en de mystérieuses bougies d’ambre ; quant à l’antique machine à écrire électrique de Gusterson, elle ne fonctionnait qu’avec beaucoup de réticence.

L’attitude de Fay était calme, ou du moins étroitement contrôlée, et Gusterson crut un moment qu’il avait abandonné son pense-bête. Puis le petit homme sortit de l’ombre et Gusterson aperçut la volumineuse excroissance sur son épaule droite.

— « Oui, nous avons dû en augmenter la taille, » expliqua Fay en détachant les mots. « Super-facultés additionnelles. Bien que nous ayons obtenu un brillant succès dans l’ensemble, les slogans euphoriques subliminaux manifestaient un léger excès d’efficacité. Plusieurs centaines d’usagers sont devenus des maniaques agités. Nous avons atténué l’inspiration et précisé les motifs euphoriques – par exemple : « Jour après jour, je me sens plus intelligent et plus serein » – mais une influence stabilisante se révélait toujours nécessaire, si bien qu’après une conférence au sommet, nous avons décidé de combiner pense-bête et régulateur mental. »