— Madame, dit-il d’une voix émue, s’il ne s’agissait pas d’une chose importante, je ne serais pas venu vous importuner, soyez assez gracieuse pour me permettre de vous voir plus tard, j’attendrai.
— Eh bien ! venez dîner avec moi, dit-elle un peu confuse de la dureté qu’elle avait mise dans ses paroles ; car cette femme était vraiment aussi bonne que grande.
Quoique touché de ce retour soudain, Eugène se dit en s’en allant : « Rampe, supporte tout. Que doivent être les autres, si, dans un moment, la meilleure des femmes efface les promesses de son amitié, te laisse là comme un vieux soulier ? Chacun pour soi, donc ? Il est vrai que sa maison n’est pas une boutique, et que j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de canon. » Les amères réflexions de l’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisir qu’il se promettait en dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindres événements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où, suivant les observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer, il devait, comme sur un champ de bataille, tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé, où il devait déposer à la barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouer sans pitié des hommes, et, comme à Lacédémone, saisir sa fortune sans être vu, pour mériter la couronne. Quand il revint chez la vicomtesse, il la trouva pleine de cette bonté gracieuse qu’elle lui avait toujours témoignée. Tous deux allèrent dans une salle à manger où le vicomte attendait sa femme, et où resplendissait ce luxe de table qui sous la Restauration fut poussé, comme chacun le sait, au plus haut degré. Monsieur de Beauséant, semblable à beaucoup de gens blasés, n’avait plus guère d’autres plaisirs que ceux de la bonne chère ; il était en fait de gourmandise de l’école de Louis XVIII et du duc d’Escars. Sa table offrait donc un double luxe, celui du contenant et celui du contenu. Jamais semblable spectacle n’avait frappé les yeux d’Eugène, qui dînait pour la première fois dans une de ces maisons où les grandeurs sociales sont héréditaires. La mode venait de supprimer les soupers qui terminaient autrefois les bals de l’empire, où les militaires avaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous les combats qui les attendaient au dedans comme au dehors. Eugène n’avait encore assisté qu’à des bals. L’aplomb qui le distingua plus tard si éminemment, et qu’il commençait à prendre, l’empêcha de s’ébahir niaisement. Mais en voyant cette argenterie sculptée, et les mille recherches d’une table somptueuse, en admirant pour la première fois un service fait sans bruit, il était difficile à un homme d’ardente imagination de ne pas préférer cette vie constamment élégante à la vie de privations qu’il voulait embrasser le matin. Sa pensée le rejeta pendant un moment dans sa pension bourgeoise ; il en eut une si profonde horreur qu’il se jura de la quitter au mois de janvier, autant pour se mettre dans une maison propre que pour fuir Vautrin, dont il sentait la large main sur son épaule. Si l’on vient à songer aux mille formes que prend à Paris la corruption, parlante ou muette, un homme de bon sens se demande par quelle aberration l’État y met des écoles, y assemble des jeunes gens, comment les jolies femmes y sont respectées, comment l’or étalé par les changeurs ne s’envole pas magiquement de leurs sébiles. Mais si l’on vient à songer qu’il est peu d’exemples de crimes, voire même de délits commis par les jeunes gens, de quel respect ne doit-on pas être pris pour ces patients Tantales qui se combattent eux-mêmes, et sont presque toujours victorieux ! S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiant fournirait un des sujets les plus dramatiques de notre civilisation moderne. Madame de Beauséant regardait vainement Eugène pour le convier à parler, il ne voulut rien dire en présence du vicomte.
— Me menez-vous ce soir aux Italiens ? demanda la vicomtesse à son mari.
— Vous ne pouvez douter du plaisir que j’aurais à vous obéir, répondit-il avec une galanterie moqueuse dont l’étudiant fut la dupe, mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Variétés.
— Sa maîtresse, se dit-elle.
— Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir ? demanda le vicomte.
— Non, répondit elle avec humeur.
— Eh bien ! s’il vous faut absolument un bras, prenez celui de monsieur de Rastignac.
La vicomtesse regarda Eugène en souriant.
— Ce sera bien compromettant pour vous, dit-elle.
— Le Français aime le péril, parce qu’il y trouve la gloire, a dit monsieur de Chateaubriand, répondit Rastignac en s’inclinant.
Quelques moments après il fut emporté près de madame de Beauséant, dans un coupé rapide, au théâtre à la mode, et crut à quelque féerie lorsqu’il entra dans une loge de face, et qu’il se vit le but de toutes les lorgnettes concurremment avec la vicomtesse, dont la toilette était délicieuse. Il marchait d’enchantements en enchantements.
— Vous avez à me parler, lui dit madame de Beauséant. Ha ! tenez, voici madame de Nucingen à trois loges de la nôtre. Sa sœur et monsieur de Trailles sont de l’autre côté.
En disant ces mots, la vicomtesse regardait la loge où devait être mademoiselle de Rochefide, et, n’y voyant pas monsieur d’Ajuda, sa figure prit un éclat extraordinaire.
— Elle est charmante, dit Eugène après avoir regardé madame de Nucingen.
— Elle a les cils blancs.
— Oui, mais quelle jolie taille mince !
— Elle a de grosses mains.
— Les beaux yeux !
— Elle a le visage en long.
— Mais la forme longue a de la distinction.
— Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là. Voyez comment elle prend et quitte son lorgnon ! Le Goriot perce dans tous ses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement d’Eugène.
En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait ne pas faire attention à madame de Nucingen, dont elle ne perdait cependant pas un geste. L’assemblée était exquisément belle. Delphine de Nucingen n’était pas peu flattée d’occuper exclusivement le jeune, le beau, l’élégant cousin de madame de Beauséant, il ne regardait qu’elle.
— Si vous continuez à la couvrir de vos regards, vous allez faire scandale, monsieur de Rastignac. Vous ne réussirez à rien, si vous vous jetez ainsi à la tête des gens.
— Ma chère cousine, dit Eugène, vous m’avez déjà bien protégé ; si vous voulez achever votre ouvrage, je ne vous demande plus que de me rendre un service qui vous donnera peu de peine et me fera grand bien. Me voilà pris.
— Déjà ?
— Oui.
— Et de cette femme ?
— Mes prétentions seraient-elles donc écoutées ailleurs ? dit-il en lançant un regard pénétrant à sa cousine. Madame la duchesse de Carigliano est attachée à madame la duchesse de Berry, reprit-il après une pause, vous devez la voir, ayez la bonté de me présenter chez elle et de m’amener au bal qu’elle donne lundi. J’y rencontrerai madame de Nucingen, et je livrerai ma première escarmouche.
— Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentez déjà du goût pour elle, vos affaires de cœur vont très-bien. Voici de Marsay dans la loge de la princesse Galathionne. Madame de Nucingen est au supplice, elle se dépite. Il n’y a pas de meilleur moment pour aborder une femme, surtout une femme de banquier. Ces dames de la Chaussée-d’Antin aiment toutes la vengeance.
— Que feriez-vous donc, vous, en pareil cas ?
— Moi, je souffrirais en silence.
En ce moment le marquis d’Ajuda se présenta dans la loge de madame de Beauséant.
— J’ai mal fait mes affaires afin de venir vous retrouver, dit-il, et je vous en instruis pour que ce ne soit pas un sacrifice.
Les rayonnements du visage de la vicomtesse apprirent à Eugène à reconnaître les expressions d’un véritable amour, et à ne pas les confondre avec les simagrées de la coquetterie parisienne. Il admira sa cousine, devint muet et céda sa place à monsieur d’Ajuda en soupirant. « Quelle noble, quelle sublime créature est une femme qui aime ainsi ! se dit-il. Et cet homme la trahirait pour une poupée ! comment peut-on la trahir ? » Il se sentit au cœur une rage d’enfant. Il aurait voulu se rouler aux pieds de madame de Beauséant, il souhaitait le pouvoir des démons afin de l’emporter dans son cœur, comme un aigle enlève de la plaine dans son aire une jeune chèvre blanche qui tette encore. Il était humilié d’être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau, sans une maîtresse à lui. « Avoir une maîtresse est une position quasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance ! » Et il regarda madame de Nucingen comme un homme insulté regarde son adversaire. La vicomtesse se retourna vers lui pour lui adresser sur sa discrétion mille remercîments dans un clignement d’yeux. Le premier acte était fini.