— Dis donc, il va falloir bien des choses ; où prendre de l’argent ?
Rastignac tira sa montre.
— Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe. Je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.
Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller rue du Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, son imagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait été témoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dans l’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui répondit qu’elle n’était pas visible.
— Mais, dit-il au valet de chambre, je viens de la part de son père qui se meurt.
— Monsieur, nous avons de monsieur le comte les ordres les plus sévères..
— Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quelle circonstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut que je lui parle à l’instant même.
Eugène attendit pendant long-temps.
— Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.
Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon, où monsieur de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir, devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.
— Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-père expire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoir du bois ; il est exactement à la mort et demande à voir sa fille…
— Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vous avez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pour monsieur Goriot. Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi de mon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitement indifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le monde pourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des choses plus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront de moi des sots ou des indifférents Quant à madame de Restaud, elle est hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle quitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura rempli ses devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Si elle aime son père, elle peut être libre dans quelques instants…
— Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votre conduite, vous êtes le maître de votre femme ; mais je puis compter sur votre loyauté ? eh bien ! promettez-moi seulement de lui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’a déjà maudite en ne la voyant pas à son chevet !
— Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur de Restaud frappé des sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.
Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où se tenait habituellement la comtesse : il la trouva noyée de larmes, et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir. Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur son mari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complète de ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Le comte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.
— Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’il connaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait. Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces, monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Je suis mère. Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui, malgré les apparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.
Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise dans laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieur de Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et il comprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame de Nucingen, et la trouva dans son lit.
— Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai pris froid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine, j’attends le médecin…
— Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène en l’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vous appelle ! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris, vous ne vous sentiriez point malade.
— Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous le dites ; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort à vos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite de cette sortie. Eh ! bien, j’irai dès que mon médecin sera venu. Ah ! pourquoi n’avez-vous plus votre montre ? dit-elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène ! Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… Oh ! cela serait bien mal.
L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit à l’oreille : — Vous voulez le savoir ? eh ! bien, sachez-le ! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n’avais plus rien.
Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à son secrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna et s’écria : J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moi m’habiller ; mais je serais un monstre ! Allez, j’arriverai avant vous ! Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler à l’instant même.
Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence d’une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoir paver immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, si riche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en haut de l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, et opéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. On lui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science, remède inutile.
— Les sentez-vous, demandait le médecin.
Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit : — Elles viennent, n’est-ce pas ?
— Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.
— Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.
— Allons ! dit Bianchon, il parlait de ses filles, après lesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, après l’eau…
— Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien à faire, on ne le sauvera pas.
Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur son grabat infect.
— Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter eu lui la nature humaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il se plaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.
Le chirurgien et le médecin sortirent.
— Allons, Eugène, du courage, mon fils ! dit Bianchon à Rastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre une chemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monter des draps et de venir nous aider.
Eugène descendit, et trouva madame Vauquer occupée à mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, la veuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, ni fâcher le consommateur.
— Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout comme moi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un homme en train de tortiller de l’œil, c’est les perdre, d’autant qu’il faudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devez déjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps, et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vous donnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvre veuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame ! soyez juste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours que le guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que ce bonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’est ma vie, à moi.
Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.
— Bianchon, l’argent de la montre ?
— Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante et quelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nous devions. La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’argent.
— Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalier avec horreur, soldez nos comptes. Monsieur Goriot n’a pas longtemps à rester chez vous, et moi…
— Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme, dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitié mélancolique.
— Finissons, dit Rastignac.