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«- Je me charge de votre affaire. Avant peu «j'aurai ce qu'il vous faut. D'ici là, venez me voir «aussi souvent que vous voudrez.» «Je m'en allai ravi.

«Je passai deux jours sans y retourner, par discrétion. Le troisième jour seulement, je poussai jusqu'à l'hôtel de la rue Saint-Guillaume. Un grand escogriffe bleu et or me demanda mon nom. Je répondis d'un air suffisant:

«- Dites que c'est de la part du curé de Saint Nizier.” Il revint au bout d'un moment. – M. le duc est très occupé, il prie monsieur de l'excuser et de vouloir bien passer un autre jour.” Tu penses si je l'excusai, ce pauvre duc!

«Le lendemain, je revins à la même heure. Je trouvai le grand escogriffe bleu de la veille, perché comme un ara sur le perron. Du plus loin qu'il m'aperçut, il me dit gravement:

«- M. le duc est sorti.

«- Ah! très bien! répondis-je, je reviendrai. Dites-lui, je vous prie, que c'est la personne de la part “du curé de Saint-Nizier.” Le lendemain, je reviens encore; les jours suivants aussi, mais toujours avec le même insuccès.

«Une fois le duc était au bain, une autre fois à la messe, un jour au jeu de paume, un autre jour avec du monde. – Avec du monde! En voilà une formule.

«Eh bien, et moi, je ne suis donc pas du monde?

«A la fin, je me trouvais si ridicule avec mon éterneclass="underline" “De la part du curé de Saint-Nizier”, que je n'osais plus dire de la part de qui je venais. Mais le grand ara bleu du perron ne me laissait jamais partir sans me crier, avec une gravité imperturbable: “Monsieur est sans doute la personne qui vient de la part du curé de Saint-Nizier?” Et cela faisait beaucoup rire d'autres aras bleus qui flânaient par là dans les cours. Tas de coquins! Si j'avais pu leur allonger quelques coups de trique de ma part à moi, et non de celle du curé de Saint-Nizier! Il y avait dix jours environ que j'étais à Paris, lorsqu'un soir, en revenant l'oreille basse d'une de ces visites à la rue Saint-Guillaume – je m'étais juré d'y aller jusqu'à ce qu'on me mît à la porte – je trouvai chez mon portier une petite lettre. Devine de qui?…

«Une lettre du comte, mon cher, du comte de la rue de Lille, qui m'engageait à me présenter sans retard chez son ami le marquis d'Hacqueville. On demandait un secrétaire… Tu penses, quelle joie! et aussi quelle leçon! Cet homme froid et sec, sur lequel je comptais si peu, c'était justement lui qui s'occupait de moi, tandis que l'autre, si accueillant, me faisait faire depuis huit jours le pied de grue sur son perron, exposé, ainsi que le curé de Saint-Nizier, aux rires insolents des aras bleu et or… C'est là la vie, mon cher; et à Paris on l'apprend vite.

«Sans perdre une minute, je courus chez le marquis d'Hacqueville. Je trouvai un petit vieux, frétillant, sec, tout en nerfs, alerte et gai comme une abeille. Tu verras quel joli type. Une tête d'aristocrate, fine et pâle, des cheveux noirs comme des quilles, et rien qu'un œil, l'autre est mort d'un coup d'épée, voilà longtemps. Mais celui qui reste est si brillant, si vivant, si interrogeant, qu'on ne peut pas dire que le marquis est borgne. Il a deux yeux dans le même œil, voilà tout.

«Quand j'arrivai devant ce singulier petit vieillard, je commençai par lui débiter quelques banalités de circonstance, mais il m'arrêta net:

«- Pas de phrases! me dit-il. Je ne les aime pas.

«Venons aux faits, voici. J'ai entrepris d'écrire mes mémoires. Je m'y suis malheureusement pris un peu tard, et je n'ai plus de temps à perdre, commençant à me faire très vieux. J'ai calculé qu'en employant tous mes instants, il me fallait encore trois années de travail pour terminer mon œuvre.

«J'ai soixante-dix ans, les jambes sont en déroute mais la tête n'a pas bougé. Je peux donc espérer aller encore trois ans et mener mes mémoires à bonne fin. Seulement, je n'ai pas une minute de trop; c'est ce que mon secrétaire n'a pas compris.

«Cet imbécile – un garçon fort intelligent, ma foi, dont j'étais enchanté – s'est mis dans la tête d'être amoureux et de vouloir se marier. Jusque-là il n'y a pas de mal. Mais voilà-t-il pas que, ce matin, mon drôle vient me demander deux jours de congé pour faire ses noces. Ah! bien oui! deux jours de congé!

«Pas une minute.

«- Mais, monsieur le marquis…

«- Il n'y a pas de mais, monsieur le marquis… Si vous vous en allez deux jours, vous vous en irez tout à fait.

«- Je m'en vais, monsieur le marquis.

«- Bon voyage!” Et voilà mon coquin parti… C'est sur vous, mon cher garçon, que je compte pour le remplacer. Les conditions sont celles-ci: le secrétaire vient chez moi le matin à huit heures; il apporte son déjeuner. Je dicte jusqu'à midi. À midi le secrétaire déjeune tout seul, car je ne déjeune jamais. Après le déjeuner du secrétaire, qui doit être très court, on se remet à l'ouvrage. Si je sors, le secrétaire m'accompagne; il a un crayon et du papier. Je dicte toujours: en voiture, à la promenade, en visite, partout! Le soir, le secrétaire dîne avec moi. Après le dîner, nous relisons ce que j'ai dicté dans la journée. Je me couche à huit heures, et le secrétaire est libre jusqu'au lendemain. Je donne cent francs par mois et le dîner. Ce n'est pas le Pérou; mais dans trois ans, les mémoires terminés, il y aura un cadeau, et un cadeau royal, foi d'Hacqueville! Ce que je demande, c'est qu'on soit exact, qu'on ne se marie pas, et qu'on sache écrire très vite sous la dictée. Savez-vous écrire sous la dictée?

«- Oh! parfaitement, monsieur le marquis”, répondis-je avec une forte envie de rire.

«C'était si comique, en effet, cet acharnement du destin à me faire écrire sous la dictée toute ma vie!…

«- Eh bien, alors, mettez-vous là, reprit le marquis. Voici du papier et de l'encre. Nous allons travailler tout de suite. J'en suis au chapitre XXIV:

«Mes démêlés avec M. de Villéle. Écrivez…” Et le voilà qui se met à me dicter d'une petite voix de cigale, en sautillant d'un bout de la pièce à l'autre.

«C'est ainsi, mon Daniel, que je suis entré chez cet original, lequel est au fond un excellent homme.

«Jusqu'à présent, nous sommes très contents l'un de l'autre; hier au soir, en apprenant ton arrivée, il a voulu me faire emporter pour toi cette bouteille de vin vieux. On nous en sert une comme cela tous les jours à notre dîner, c'est te dire si l'on dîne bien. Le matin, par exemple, j'apporte mon déjeuner; et tu rirais de me voir manger mes deux sous de fromage d'Italie dans une fine assiette de Moustiers, sur une nappe à blason. Ce que le bonhomme en fait, ce n'est pas par avarice, mais pour éviter à son vieux cuisinier, M. Pilois, la fatigue de me préparer mon déjeuner… En somme, la vie que je mène n'est pas désagréable. Les mémoires du marquis sont fort instructifs, j'apprends sur M. Decazes et M. de Villèle une foule de choses qui ne peuvent pas manquer de me servir un jour ou l'autre. À huit heures du soir, je suis libre. Je vais lire les journaux dans un cabinet de lecture, ou bien encore dire bonjour à notre ami Pierrotte… Est-ce que tu te rappelles, l'ami Pierrotte? Tu sais! Pierrotte des Cévennes, le frère de lait de maman! Aujourd'hui Pierrotte n'est plus Pierrotte: c'est M. Pierrotte comme les deux bras. Il a un beau magasin de porcelaines au passage du Saumon; et comme il aimait beaucoup Mme Eyssette, j'ai trouvé sa maison ouverte à tous battants. Pendant les soirées d'hiver, c'était une ressource… Mais maintenant que te voilà, je ne suis plus en peine pour mes soirées… Ni toi non plus, n'est-ce pas, frérot? Oh! Daniel, mon Daniel, que je suis content! Comme nous allons être heureux!…»