Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient en passant près de moi; une fois j'entendis une femme dire à une autre: «Regarde donc celui-là.» Cela me fit broncher… Ce qui m'embarrassait beaucoup aussi, c'était l'œil inquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, ce diable d'œil silencieux se braquait sur moi curieusement; et quand j'avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brûlait le dos. Au fond, j'étais un peu inquiet.
Je marchai ainsi près d'une heure, jusqu'à un grand boulevard planté d'arbres grêles. Il y avait là tant de bruit, tant de gens, tant de voitures, que je m'arrêtai presque effrayé.
«Comment me tirer d'ici? pensai-je en moi-même.
«Comment rentrer à la maison? Si je demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se moquera de moi. J'aurai l'air d'une cloche égarée qui revient de Rome, le jour de Pâques.» Alors, pour me donner le temps de prendre un parti, je m'arrêtai devant les affiches de théâtre, de l'air affairé d'un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir. Malheureusement les affiches, fort intéressantes d'ailleurs, ne donnaient pas le moindre renseignement sur le clocher de Saint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu'au grand coup de trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère Jacques parut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.
«Comment! c'est toi, Daniel! Que fais-tu là, bon Dieu?» Je répondis d'un petit air négligent:
«Tu vois! je me promène.» Ce bon garçon de Jacques me regardait avec admiration:
«C'est qu'il est déjà Parisien, vraiment!» Au fond, j'étais bien heureux de l'avoir, et je m'accrochai à son bras avec une joie d'enfant, comme à Lyon, quand M. Eyssette père était venu nous chercher sur le bateau.
«Quelle chance que nous nous soyons rencontrés! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction de voix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, il m'a donné congé jusqu'à demain… Nous allons en profiter pour faire une grande promenade…» Là-dessus, il m'entraîne; et nous voilà partis dans Paris, bien serrés l'un contre l'autre et tout fiers de marcher ensemble. Maintenant que mon frère est près de moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tête haute, avec un aplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira! Pourtant une chose m'inquiète. Jacques, chemin faisant, me regarde à plusieurs reprises d'un air piteux. Je n'ose lui demander pourquoi. «Sais-tu qu'ils sont très gentils tes caoutchoucs? me dit-il au bout d'un moment.
– N'est-ce pas, Jacques? – Oui, ma foi! très gentils…» Puis, en souriant, il ajoute: «C'est égal, quand je serai riche, je t'achèterai une paire de bons souliers pour mettre dedans.» Pauvre cher Jacques! il a dit cela sans malice; mais il n'en faut pas plus pour me décontenancer.
Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce grand boulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mes caoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d'aimable en faveur de ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ. Nous rentrons. On s'installe au coin du feu, et le reste de la journée se passe gaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttière… Vers le soir, on frappe à notre porte. C'est un domestique du marquis avec ma malle.
«Très bien! dit ma mère Jacques. Nous allons inspecter un peu ta garde-robe.» Pécaire! ma garde robe!…
L'inspection commence. Il faut voir notre mine piteusement comique en faisant ce maigre inventaire.
Jacques, à genoux devant la malle, tire les objets l'un après l'autre et les annonce à mesure.
«Un dictionnaire… une cravate… un autre dictionnaire… Tiens! une pipe… tu fumes donc!… Encore une pipe… Bonté divine! que de pipes! Si tu avais seulement autant de chaussettes… Et ce gros livre, qu'est-ce que c'est?… Oh! oh!… Cahier de punitions… Boucoyran, 500 lignes… Soubeyrol, 400 lignes… Boucoyran, 500 lignes… Boucoyran… Boucoyran…
«Sapristi! tu ne le ménageais pas, le nommé Boucoyran… C'est égal, deux ou trois douzaines de chemises feraient bien mieux notre affaire.»
À cet endroit de l'inventaire, ma mère Jacques pousse un cri de surprise…
«Miséricorde! Daniel… Qu'est-ce que je vois? Des vers! ce sont des vers… Tu en fais donc toujours?…
«Cachottier, va! pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé dans tes lettres? Tu sais bien pourtant que je ne suis pas un profane… J'ai fait des poèmes, moi aussi, dans le temps… Souviens-toi de Religion! Religion!
«Poème en douze chants!… Ça, monsieur le lyrique voyons un peu tes poésies!…
– Oh! non, Jacques, je t'en prie. Cela n'en vaut pas la peine.
– Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques en riant.
«Allons! mets-toi là, et lis-moi tes vers; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais comme je lis mal!» Cette menace me décide; je commence ma lecture.
Ce sont des vers que j'ai faits au collège de Sarlande, sous les châtaigniers de la Prairie, en surveillant les élèves… Bons, ou méchants? Je ne m'en souviens guère; mais quelle émotion en les lisant!…
Pensez donc! des poésies qu'on n'a jamais montrées à personne… Et puis l'auteur de Religion! Religion! n'est pas un juge ordinaire. S'il allait se moquer de moi? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacques m'écoute, impassible. Derrière lui, dans l'horizon, se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, un chat maigre bâille et s'étire en nous regardant; il a l'air renfrogné d'un sociétaire de la Comédie-Française écoutant une tragédie… Je vois tout cela du coin de l'œil sans interrompre ma lecture.
Triomphe inespéré! À peine j'ai fini, Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou:
«Oh! Daniel! que c'est beau! que c'est beau!» Je le regarde avec un peu de défiance.
«Vraiment, Jacques, tu trouves?…
– Magnifique, mon cher, magnifique!… Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tu n'en disais rien! C'est incroyable!…» Et voilà ma mère Jacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seul et gesticulant.
Tout à coup, il s'arrête en prenant un air solenneclass="underline"
«Il n'y a plus à hésiter: Daniel, tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de ce côté-là.
– Oh! Jacques, c'est bien difficile… Les débuts surtout. On gagne si peu.
– Bah! je gagnerai pour deux, n'aie pas peur.
– Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire?
– Le foyer! je m'en charge. Je me sens de force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l'illustreras, et tu penses comme nos parents seront fiers de s'asseoir à un foyer célèbre!…» J'essaie encore quelques objections; mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne me défends que faiblement. L'enthousiasme fraternel commence à me gagner. La foi poétique me pousse à vue d'œil, et je me sens déjà par tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas du tout. Jacques veut qu'à trente-cinq ans j'entre à l'Académie française. Moi, je m'y refuse énergiquement. Foin de l'Académie! C'est vieux, démodé, pyramide d'Égypte en diable.