«- Oh! parfaitement, monsieur le marquis”, répondis-je avec une forte envie de rire.
«C'était si comique, en effet, cet acharnement du destin à me faire écrire sous la dictée toute ma vie!…
«- Eh bien, alors, mettez-vous là, reprit le marquis. Voici du papier et de l'encre. Nous allons travailler tout de suite. J'en suis au chapitre XXIV:
«Mes démêlés avec M. de Villéle. Écrivez…” Et le voilà qui se met à me dicter d'une petite voix de cigale, en sautillant d'un bout de la pièce à l'autre.
«C'est ainsi, mon Daniel, que je suis entré chez cet original, lequel est au fond un excellent homme.
«Jusqu'à présent, nous sommes très contents l'un de l'autre; hier au soir, en apprenant ton arrivée, il a voulu me faire emporter pour toi cette bouteille de vin vieux. On nous en sert une comme cela tous les jours à notre dîner, c'est te dire si l'on dîne bien. Le matin, par exemple, j'apporte mon déjeuner; et tu rirais de me voir manger mes deux sous de fromage d'Italie dans une fine assiette de Moustiers, sur une nappe à blason. Ce que le bonhomme en fait, ce n'est pas par avarice, mais pour éviter à son vieux cuisinier, M. Pilois, la fatigue de me préparer mon déjeuner… En somme, la vie que je mène n'est pas désagréable. Les mémoires du marquis sont fort instructifs, j'apprends sur M. Decazes et M. de Villèle une foule de choses qui ne peuvent pas manquer de me servir un jour ou l'autre. À huit heures du soir, je suis libre. Je vais lire les journaux dans un cabinet de lecture, ou bien encore dire bonjour à notre ami Pierrotte… Est-ce que tu te rappelles, l'ami Pierrotte? Tu sais! Pierrotte des Cévennes, le frère de lait de maman! Aujourd'hui Pierrotte n'est plus Pierrotte: c'est M. Pierrotte comme les deux bras. Il a un beau magasin de porcelaines au passage du Saumon; et comme il aimait beaucoup Mme Eyssette, j'ai trouvé sa maison ouverte à tous battants. Pendant les soirées d'hiver, c'était une ressource… Mais maintenant que te voilà, je ne suis plus en peine pour mes soirées… Ni toi non plus, n'est-ce pas, frérot? Oh! Daniel, mon Daniel, que je suis content! Comme nous allons être heureux!…»
III MA MERE JACQUES
Jacques a fini Son Odyssée, maintenant C'est le tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous faire signe: «Allez vous coucher, mes enfants», les bougies ont beau crier: «Au lit! au lit! Nous sommes brûlées jusqu'aux bobèches.» – «On ne vous écoute pas», leur dit Jacques en riant, et notre veillée continue.
Vous comprenez! ce que je raconte à mon frère l'intéresse beaucoup. C'est la vie du petit Chose au collège de Sarlande; cette triste vie que le lecteur se rappelle sans doute. Ce sont les enfants laids et féroces, les persécutions, les haines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours en colère, la petite chambre sous les combles où l'on étouffait, les trahisons, les nuits de larmes; et puis aussi – car Jacques est si bon qu'on peut tout lui dire – ce sont les débauches du café Barbette, l'absinthe avec les caporaux, les dettes, l'abandon de soi-même, tout enfin, jusqu'au suicide et la terrible prédiction de l'abbé Germane: «Tu seras un enfant toute ta vie.» Les coudes sur la table, la tête dans ses mains, Jacques écoute jusqu'au bout ma confession sans l'interrompre. De temps en temps, je le vois qui frissonne et je l'entends dire: «Pauvre petit! pauvre petit!»
Quand j'ai fini, il se lève, me prend les mains et me dit d'une voix douce qui tremble: «L'abbé Germane avait raison: vois-tu Daniel, tu es un enfant, un petit enfant incapable d'aller seul dans la vie, et tu as bien fait de te réfugier près de moi.
«Dès aujourd'hui tu n'es plus seulement mon frère, tu es mon fils aussi, et puisque notre mère est loin, c'est moi qui la remplacerai. Le veux-tu? dis, Daniel! Veux-tu que je sois ta mère Jacques? Je ne t'ennuierai pas beaucoup, tu verras. Tout ce que je te demande, c'est de me laisser toujours marcher à côté de toi et de te tenir la main. Avec cela, tu peux être tranquille et regarder la vie en face, comme un homme: elle ne te mangera pas.» Pour toute réponse, je lui saute au cou: «O ma mère Jacques, que tu es bon!» – Et me voilà pleurant à chaudes larmes sans pouvoir m'arrêter, tout à fait comme l'ancien Jacques, de Lyon. Le Jacques d'aujourd'hui ne pleure plus, lui; la citerne est à sec, comme il dit. Quoi qu'il arrive, il ne pleurera plus jamais.
À ce moment, sept heures sonnent. Les vitres s'allument. Une lueur pâle entre dans la chambre en frissonnant.
«Voilà le jour, Daniel, dit Jacques. Il est temps de dormir. Couche-toi vite… tu dois en avoir besoin.
– Et toi, Jacques?
– Oh! moi, je n'ai pas deux jours de chemin de fer dans les reins… D'ailleurs, avant d'aller chez le marquis, il faut que je rapporte quelques livres au cabinet de lecture et je n'ai pas de temps à perdre… Tu sais que le marquis d'Hacqueville ne plaisante pas… Je rentrerai ce soir à huit heures… Toi, quand tu te seras bien reposé, tu sortiras un peu. Surtout je te recommande…» Ici ma mère Jacques commence à me faire une foule de recommandations très importantes pour un nouveau débarqué comme moi; par malheur, tandis qu'il me les fait, je me suis étendu sur le lit, et sans dormir précisément, je n'ai déjà plus les idées bien nettes. La fatigue, le pâté, les larmes… Je suis aux trois quarts assoupi… J'entends d'une façon confuse quelqu'un qui me parle d'un restaurant tout près d'ici, d'argent dans mon gilet, de ponts à traverser, de boulevards à suivre, de sergents de ville à consulter, et du clocher de Saint-Germain-des-Prés comme point de ralliement. Dans mon demi-sommeil, c'est surtout ce clocher de Saint-Germain qui m'impressionne. Je vois deux, cinq, dix clochers de Saint-Germain rangés autour de mon lit comme des poteaux indicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu'un va et vient dans la chambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisées, puis s'approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m'embrasse au front et s'éloigne doucement avec un bruit de porte…
Je dormais depuis quelques heures, et je crois que j'aurais dormi jusqu'au retour de ma mère Jacques, quand le son d'une cloche me réveilla subitement.
C'était la cloche de Sarlande, l'horrible cloche de fer qui sonnait comme autrefois: «Dig! dong! réveillez-vous! dig! dong! habillez-vous!» D'un bond je fus au milieu de la chambre, la bouche ouverte pour crier comme au dortoir: «Allons, messieurs!» Puis, quand je m'aperçus que j'étais chez Jacques, je partis d'un grand éclat de rire et je me mis à gambader follement par la chambre. Ce que j'avais pris pour la cloche de Sarlande, c'était la cloche d'un atelier du voisinage qui sonnait sec et féroce comme celle de là-bas. Pourtant la cloche du collège avait encore quelque chose de plus méchant, de plus enfer, Heureusement elle était à deux cents lieues; et, si fort qu'elle sonnât, je ne risquais plus de l'entendre.