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Un coup de couteau parfaitement inutile

Tout alla bien jusqu’à Rochefort. La route était belle. Des oiseaux chantaient dans les arbres et le Petit Docteur se surprit plusieurs fois à siffler.

Il était content de lui. Plus que content ! Ne venait-il pas de se découvrir des talents tout particuliers ? Et ces talents, par surcroît, lui ouvraient un immense domaine de jouissances jusque-là insoupçonnées.

Un coup de téléphone… Auparavant, il ne s’était jamais occupé de la Maison-Basse et de ses hôtes… Il était passé à côté d’eux sans y penser… Il avait adressé une seule fois la parole à Drouin, pour lui recommander sans conviction un médicament banal que celui-ci aurait pu acheter tout seul… Une fois aussi, il avait parlé à la jeune femme…

Et néanmoins, en quelques heures, il avait tout découvert. Il en était persuadé. Il en était sûr. Les autres, le substitut, le commissaire, à plus forte raison le brave homme de maire, avaient pataugé, et le docteur se disait qu’il devait en être ainsi, qu’il en était fatalement presque toujours ainsi dans une affaire policière.

Parce qu’on s’y prenait mal !

Lui, il… Au fait, comment s’y prenait-il ? Il n’aurait pas pu le préciser, mais il le sentait. Il se mettait à la place de… Ou plutôt…

Peu importe ! Le principal, c’est qu’il y arrivait, que la Maison-Basse n’avait plus de secrets pour lui.

Il s’agissait seulement de retrouver Drouin, ce qui ne serait pas difficile. Rochefort n’est pas grand. Depuis la suppression de l’arsenal, c’est presque une ville morte, aux rues stagnantes.

Il commença par le Café de la Paix, sur la place, parce qu’il ne voulait rien négliger, mais, comme il s’y attendait, Drouin n’était ni à la terrasse, ni à l’intérieur.

Café du Commerce… Café Joffre… Café de la Marine…

Le soleil était plus bas dans le ciel, mais la chaleur restait lourde et le Petit Docteur commençait à en avoir assez de boire des bocks.

À un comptoir, il prit un vin blanc. Puis, à un autre, un vin blanc encore, et il était en proie à une sorte de fièvre, celle, approximativement, du joueur qui est sûr d’avoir été bien inspiré et qui attend que la petite boule blanche s’arrête sur le numéro qu’il a choisi.

— Pourvu qu’il ne fasse pas l’idiot !… lui arriva-t-il de grommeler.

Faire l’idiot, dans son esprit, c’était, pour Drouin, essayer d’aller ailleurs, de prendre un train, un autocar, de continuer à fuir, ce qui serait le meilleur moyen d’être pincé.

Que pouvait-il faire à cette heure ? Depuis le début de l’après-midi il était là, dans un espace limité, une centaine de rues peut-être, une centaine de cafés, en comprenant les moindres petits bars.

— Zut ! J’allais oublier…

Il se frappait le front. Il remontait dans sa minuscule auto. Sans respect humain, il arrêtait celle-ci dans une rue dont toutes les maisons aux volets clos portaient de gros numéros.

Il entra dans toutes. Il s’asseyait, commandait un petit verre pour la forme, se défendait contre les entreprises de ces dames.

— Je cherche un ami barbu, qui m’a dit… Vous n’avez pas vu ça cet après-midi ?

— Un barbu, non… D’ailleurs, l’après-midi, il ne vient pas grand monde… Plutôt des habitués…

« Complètement idiot ! décida-t-il. Je suis complètement idiot. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? »

Et après les cafés, les bars, les maisons closes, ce fut le tour des coiffeurs. Il fallait faire vite, car ils allaient fermer.

— Dites-moi… Je cherche un ami que je devais retrouver à la gare… Un grand jeune homme en pantalon gris… Je sais qu’il voulait se faire couper la barbe…

— Ernest !… Tu as fait une barbe, aujourd’hui ?

— Non, patron…

Un coiffeur, deux, cinq, dix coiffeurs. Et pas de barbe ! Du moins n’était-il plus obligé de boire, ce qui était heureux, car la tête commençait à lui tourner.

— Une barbe ?… Attendez… Vers trois heures, oui… Par exemple, je n’ai pas remarqué la couleur de son pantalon…

— Cela ne fait rien… Était-il seul ?

— Oui… À moins qu’il soit venu avec une dame… Dans ce cas, celle-ci serait entrée dans le salon pour dames… Auguste !… Est-ce que, vers trois heures, tu as eu une dame qui…

Non ! Qu’importe ! N’était-ce déjà pas assez joli ? Et grisant ! Il était arrivé, tout seul, à retrouver Drouin… Il était sur la piste encore chaude…

— Vous ne savez pas où il est allé en sortant d’ici ?

Non ! On ne savait pas non plus. Et voilà qu’un quart d’heure plus tard, comme le soleil se cachait derrière les maisons de la grand-place, le Petit Docteur était à nouveau découragé. Il se demandait que boire, à la terrasse du Café de la Paix, par lequel il avait commencé sa tournée et par lequel il la finissait. Des étudiants jouaient aux cartes. Une femme, seule devant un bock, lui faisait de l’œil.

— Tant pis ! Un pernod…

Il n’avait jamais tant bu de sa vie. Il n’avait jamais tant réfléchi non plus. Et maintenant le temps pressait. C’était lancinant. Une heure de perdue, et peut-être…

Voyons ! Quelle faute avait-il commise ? Pourquoi, après avoir retrouvé la trace de Drouin chez le coiffeur, n’était-il plus capable d’avancer ?

Quelque chose clochait donc dans son raisonnement. Ce n’était pas possible autrement…

— Dans son second coup de téléphone, il m’a demandé si, au cas où un blessé se présenterait chez moi, je garderais le secret professionnel… Donc…

Il restait là, hésitant, son pernod à la main, le regard si fixe que la petite femme vers laquelle il était tourné sans le savoir croyait que l’affaire était dans le sac.

— Donc… Il faut qu’il vienne à Marsilly… Ouf ! Les vérités les plus évidentes sont celles auxquelles on ne pense pas… Il y a quarante-cinq kilomètres d’ici Marsilly… Il ne peut prendre ni le train ni l’autobus…

Un vélo ! Voilà ce qu’il avait négligé ! Cinq minutes plus tard, après avoir oublié de régler sa consommation, à la grande stupeur du garçon, il était au commissariat de police.

— Je voudrais vous demander un renseignement… Est-ce que, cet après-midi, il y a eu un vol de vélo à Rochefort ?

Le secrétaire du commissariat fut encore plus stupéfait que le garçon de café.

— Un vol de vélo ? Pourquoi ?

— Pour rien… Une idée comme ça…

— Non, monsieur… Il n’y a pas eu de vol de vélo…

C’est donc que Drouin était plus timide qu’il ne le pensait, car il n’y a rien de plus simple que de voler une bicyclette, ou même une auto.

— Il y a beaucoup de marchands de vélos à Rochefort ?

— Je n’en sais rien, monsieur. Je ne m’occupe pas de sport…

Il y en avait huit, mais il n’eut pas à les voir tous. Au troisième, il put se livrer à nouveau à son enthousiasme. Le bonhomme en savates, bien qu’un peu méfiant, lui répondait :

— Je n’ai pas vendu de vélo, non, mais j’en ai loué deux…

— Un vélo d’homme et un de dame ?

— C’est cela…

— Vers quatre heures ?

— Non ! À six heures…

Dire qu’à ce moment il était déjà à Rochefort et que le hasard aurait pu…

— Un homme en pantalon gris, n’est-ce pas ?

— C’est possible…

Maintenant, il s’agissait de ne plus lâcher le fil. Il fallait profiter de ce qu’il était sous pression. L’autre, en savates, le poussait dehors, mais il résistait.

— Pardon… Encore une question… Il a dû vous laisser sa montre…

Magnifique ! Inespéré ! Le cœur du Petit Docteur bondissait dans sa poitrine. Pourvu que cet idiot de marchand de vélos…