— C’est bien, fit Wanderkhouzé. Toutefois, ne te précipite pas. Tu ne tireras que sur mon ordre.
— Compris, grognai-je.
S’ils balancent sur notre vaisseau un bon coup de … mettons … de distordeur d’espace, alors on pourra toujours courir pour avoir tes ordres. Je tremblais déjà considérablement. Je serrai avec force mes mains pour me remettre en état. Puis je regardai où en était Komov. Komov allait bien, de nouveau assis de côté par rapport au gigantesque cafard. Je me calmai aussitôt, d’autant plus que je finis par découvrir près de lui la minuscule silhouette noire. Je me sentis même gêné.
Qu’est-ce qui m’a pris ? À proprement parler, quelles sont les raisons de sombrer dans la panique ? Bon, il a pointé ses moustaches … De grosses moustaches, je n’en disconviens pas, j’irai jusqu’à dire des moustaches d’une taille renversante. Finalement, ce n’est probablement pas des moustaches, plutôt quelque chose dans le genre d’antennes. Peut-être nous surveillent-ils simplement. Nous, nous les surveillons, et eux aussi, ils nous surveillent. De surcroît, vraisemblablement pas nous, mais leur élève, Pierre Alexandrovitch Sémionov, histoire de voir comment il va, si personne ne lui cherche noise …
En réfléchissant bien, un canon antimétéorite est un truc terrifiant, je ne voudrais pas l’utiliser ici. Niveler un rocher pour déblayer une piste d’atterrissage, oui, ou, par exemple, combler une gorge montagneuse quand on a besoin d’une pièce d’eau douce, c’est une chose, quant à tirer comme ça, sur ce qui est vivant, c’en est une autre … Ce serait intéressant de savoir si les CAN avaient jamais fonctionné en tant que moyen de défense. Je pense que oui. Premièrement, il y a eu un cas, je ne me souviens pas où, quand un automate de chargement a perdu sa direction et a commencé à s’écrouler droit sur le camp ; il a fallu le brûler. Et puis, si ma mémoire est bonne, j’ai entendu parler de l’incident suivant sur je ne sais quelle planète biologiquement active le vaisseau-éclaireur a subi « une atteinte dirigée irrépressible de la biosphère » … En réalité, l’a-t-il subie ou non, personne ne le sait encore maintenant, toujours est-il que son commandant a décidé qu’il l’avait subie et a tiré de son canon du nez. Il a tout réduit en cendres autour de lui jusqu’à l’horizon. Plus tard, lors de l’enquête, les experts ne faisaient que baisser les bras. Le commandant en question a été, je m’en souviens, destitué pour un bon bout de temps … Il n’y a rien à dire, un CAM est une arme terrible. L’arme ultime.
Pour me distraire de pensées semblables, je mesurai les distances jusqu’aux objectifs et calculai la hauteur et l’épaisseur de ces derniers. Les distances étaient de quatorze, quatorze et demi et seize kilomètres. La hauteur se situait entre cinq cents et sept cents mètres, quant à l’épaisseur, elle restait à peu près pareille : une cinquantaine de mètres à la base et moins d’un mètre au bout de la moustache. Elles s’avéraient effectivement articulées comme des troncs de bambou ou des antennes pliantes. Il me sembla aussi que je distinguais sur leur surface des mouvements de bas en haut, des mouvements péristaltiques, mais peut-être n’était-ce qu’un jeu de lumière. J’essayai d’analyser à vue d’œil les propriétés du matériau qui servait à de telles installations. Il n’en résulta que des absurdités. Si seulement je pouvais les tâter avec le radar-analyseur … Bien entendu, c’est interdit. D’ailleurs, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que la civilisation locale est, vraisemblablement, technologique. Une civilisation hautement développée. Ce qu’il fallait démontrer. Une chose demeurait incompréhensible : pourquoi s’étaient-ils enfouis sous la terre, pourquoi avaient-ils laissé leur planète natale en proie au vide et au silence. Cela dit, à bien réfléchir, chaque civilisation a ses propres idées sur le confort. Par exemple, sur Tagora …
— Poste DMA ! rugit Wanderkhouzé droit au-dessus de mon oreille si fort que je sursautai. Comment vois-tu les objectifs ?
— Je les vois à la perfection, répliquai-je machinalement, mais j’achoppai aussitôt au-dessus des montagnes il n’y avait plus de moustaches. Il n’y a pas d’objectifs, continuai-je d’une voix blanche.
— Tu dors à ton poste !
— Absolument pas … Ils étaient là il y a une seconde, j’ai vu de mes propres yeux …
— Qu’as-tu donc vu de tes propres yeux ? s’enquit Wanderkhouzé.
— Les objectifs. Les trois objectifs.
— Et après ?
— Maintenant ils n’y sont plus.
— Hum … fit Wanderkhouzé. Ça s’est produit d’une façon plutôt étrange, qu’en penses-tu ?
— Oui, confirmai-je. Très étrange. Ils étaient là et soudain ils n’y sont plus.
— Komov est en train de rentrer, annonça Wanderkhouzé. Peut-être que lui, il comprendra quelque chose …
En effet, Komov, les étuis pendant de tous les côtés, regagnait le vaisseau d’une démarche maladroite — apparemment, les jambes engourdies. De temps en temps il se retournait — il faut croire qu’il saluait Pierre Alexandrovitch qui nous restait invisible.
— Fin d’alerte, décréta Wanderkhouzé. Laisse tout et fonce à la coquerie, organise quelque chose de chaud et de fortifiant. Guénnadi doit être gelé comme un morceau de glace. Cela dit, d’après sa voix il est content, qu’en penses-tu, Maïka ?
Je me retrouvai en un clin d’œil à la cuisine et m’attaquai à la préparation précipitée d’un vin chaud, de café et d’entrées légères. J’avais très peur de manquer ne serait-ce qu’un mot du récit de Komov. Cependant, quand je pénétrai au pas de course dans le poste de pilotage, poussant la petite table roulante, Komov ne parlait pas. Frottant ses joues frigorifiées, il se tenait debout devant une carte étalée, la plus grande et la plus détaillée de notre région. Maïka lui indiquait du doigt les lieux où avaient pointé les moustaches-antennes.
— Il n’y a rien là-bas ! disait Maïka, excitée. Des rochers glaciaux, des cañons de cent mètres de profondeur, des précipices volcaniques, aucune vie. J’ai survolé ces endroits en glider des dizaines de fois. Même des buissons n’y poussent pas.
Komov m’adressa un signe de remerciement distrait, prit la tasse de vin chaud dans ses deux mains, y plongea son visage et se mit à boire bruyamment, grognant, se brûlant et soufflant avec délices.
— Le sol par là est fragile, continua Maïka. Il n’aurait pas supporté de telles installations. Car il s’agit de dizaines ou même de centaines de milliers de tonnes !
— Oui, fit Komov, et il posa sa tasse vide sur la table. Évidemment, c’est étrange. (Il se frotta fortement les mains.) Je suis gelé comme une carotte. (Une fois encore, c’était un Komov complètement différent les joues roses, le nez rouge, l’humeur bienveillante, les yeux brillants et gais.) Étrange, les gars, étrange, enchaîna-t-il. Toutefois, ce n’est pas ce qu’il y a de plus étrange — sur d’autres planètes il y a plein de bizarreries. (Il s’écroula dans un fauteuil et étira ses jambes.) Voyez-vous, aujourd’hui il est difficile de m’étonner. Au cours de ces quatre heures j’ai entendu de telles choses … Naturellement, certaines ont besoin d’être vérifiées. Mais je peux vous apprendre deux faits essentiels qui, d’ores et déjà, sont, si j’ose m’exprimer ainsi, totalement tangibles. Premièrement, le Petit … il s’appelle le Petit … a appris à parler couramment et à comprendre pratiquement tout ce qu’on lui dit. Et c’est un gosse qui pendant sa vie consciente n’a jamais été en contact avec les humains !
— Que signifie couramment ? s’enquit Maïka, incrédule. Couramment après quatre heures d’enseignement ?
— Oui, couramment après quatre heures d’enseignement ! confirma triomphalement Komov. C’est la première chose. La seconde, c’est que le Petit croit fermement qu’il est l’unique habitant de cette planète.