— Tu sais tout sur moi, annonça le Petit avec la voix de Komov. Tu sais comment je me suis créé. Tu sais comment je me suis retrouvé ici. Tu sais pourquoi je suis venu chez toi. Tu sais tout.
J’écarquillai les yeux, mais apparemment, Komov ne s’étonna même pas.
— Pourquoi penses-tu que je le sais ?
— J’ai réfléchi. J’ai compris.
— Phénoménal, commenta calmement Komov, mais ce n’est pas entièrement vrai. Je ne sais rien sur ta vie ici avant mon arrivée.
— Partirez-vous immédiatement quand je vous aurai dit ce que vous voulez ?
— Oui, si tu y tiens.
— Dans ce cas, demande, consentit le Petit. Fais vite, parce que moi aussi, je veux te demander des choses.
Je consultai l’indicateur. Juste comme ça. Et je me sentis mal à l’aise. Il y a une minute c’est le voyant neutre, le blanc, qui y brillait, et maintenant le signal des émotions négatives y flamboyait d’une intense couleur rouge rubis. Je remarquai en passant de l’inquiétude sur le visage de Wanderkhouzé.
— Raconte-moi d’abord pourquoi tu t’es caché pendant si longtemps, commença Komov.
— Kourvispat, prononça distinctement le Petit, et il s’assit sur son talon droit. Je savais depuis longtemps que les gens viendraient de nouveau. J’attendais, j’étais mal. Puis j’ai vu les gens sont arrivés. J’ai commencé à réfléchir et j’ai compris que si je le leur disais, ils s’en iraient, et alors tout serait bien. Ils partiraient sans faute, mais je ne savais pas quand. Il y en avait quatre. C’est beaucoup. Même un seul c’est beaucoup. Mais c’est mieux que quatre. Une nuit, je suis venu chez l’un et lui ai parlé. Charade. Alors j’ai pensé un seul homme ne peut pas parler. Je suis venu chez les quatre. C’était très gai, nous avons joué avec les images, nous avons couru, pareils à une vague. Charade, de nouveau. Un soir j’ai vu : un seul est assis à part. Toi. J’ai réfléchi et j’ai compris : tu m’attends. Je me suis approché. Chat de Cheshire ! Voilà.
Il parlait d’une manière brusque et saccadée, avec la voix de Komov, et n’employait cette riche voix de baryton inconnue que pour ces exclamations sans rapport avec le sujet. Ses mains, ses doigts ne restaient pas un instant en place, et lui-même aussi bougeait sans arrêt, esquissant des mouvements fulgurants et insaisissablement souples, comme s’il se coulait d’une position dans une autre. C’était un spectacle fantastique les murs familiers du mess, l’odeur de vanille des gâteaux, le tout tellement connu, tellement intime — et soudain l’étrange lumière lilas et dans cette lumière, assis par terre, un petit monstre félin, souple et fulgurant. Ainsi que l’inquiétant voyant rouge rubis sur le tableau.
— Comment savais-tu que les gens viendraient de nouveau ? demanda Komov.
— J’ai réfléchi et j’ai compris.
— Peut-être quelqu’un te l’a-t-il dit ?
— Qui ? Les pierres ? Le soleil ? Les buissons ? Je suis seul. Moi et mes images. Mais elles se taisent. On ne peut que jouer avec elles. Non, les gens sont venus et repartis. (D’un mouvement rapide il changea quelques feuilles de place.) J’ai réfléchi et j’ai compris : ils reviendront.
— Pourquoi étais-tu mal ?
— À cause des gens.
— Les gens ne nuisent jamais à personne. Les gens veulent du bien pour tout le monde.
— Je sais, approuva le Petit. Je répète les gens partiront et ce sera bien comme avant.
— En quoi les gens te font-ils mal ?
— En chaque chose. Ils sont venus ou ils peuvent venir — c’est mauvais. Ils partiront pour toujours — c’est bien.
La petite lumière rouge sur le tableau vrillait mon âme. Je ne pus me retenir de donner un léger coup de pied à Komov sous la table.
— Comment as-tu appris que les gens partiraient ? continua Komov sans me prêter attention.
— Je savais les gens veulent que tout le monde soit bien.
— Mais comment l’as-tu appris ? Tu n’as pourtant jamais été en contact avec les gens.
— J’ai beaucoup réfléchi. Pendant des jours je n’ai pas compris. Puis j’ai compris.
— Quand l’as-tu compris ? Il y a longtemps ?
— Non, il n’y a pas longtemps. Quand tu es parti du lac, j’ai attrapé un poisson. J’étais très étonné. Il est mort, je ne sais pas pourquoi. Je me suis mis à réfléchir et j’ai compris que vous partiriez sans faute si on vous le dit.
Komov mordilla sa lèvre inférieure.
— Je me suis endormi au bord de l’océan, annonça-t-il à brûle-pourpoint. Quand je me suis réveillé, j’ai vu sur le sable mouillé à côté de moi il y avait des traces humaines. J’ai réfléchi et j’ai compris pendant que je dormais un être humain a passé près de moi. Comment l’ai-je su ? Je ne l’ai cependant pas vu, je n’ai vu que les traces de ses pas. J’ai réfléchi avant il n’y avait pas de traces, maintenant il y en a, donc, elles sont apparues pendant que j’ai dormi. Ce sont des traces humaines — pas celles des vagues, pas celles d’une pierre roulée du haut d’un rocher. Donc, c’est un être humain qui a passé à côté de moi. Voilà comment nous réfléchissons, nous. Et comment réfléchis-tu ? Par exemple les gens arrivent ici. Tu ne sais rien sur eux. Mais tu as réfléchi et appris qu’ils repartiraient pour toujours si tu leur parles. Comment as-tu réfléchi ?
Le Petit se tut pendant un long moment — trois minutes environ. La danse des muscles recommença sur sa figure et sa poitrine. Ses doigts agiles faisaient bouger les feuilles et les changeaient de place. Puis il les repoussa de son pied et dit d’une voix de baryton puissante et riche :
— Ça, c’est que j’appelle une question. Voile de perroquet !
Wanderkhouzé, l’air traqué, toussa dans son coin, et le Petit tourna immédiatement ses yeux vers lui.
— Phénoménal ! s’écria-t-il encore avec la voix de baryton. J’ai toujours voulu savoir pourquoi des poils longs sur le visage ?
Le silence se fit. Et soudain je vis le voyant rouge rubis s’éteindre et l’émeraude s’allumer.
— Répondez-lui, Yakov, pria calmement Komov.
— Heu … (Wanderkhouzé rosit.) Comment t’expliquer, mon garçon … (Il ébouriffa machinalement ses favoris.) C’est joli, ça me plaît … À mon avis, c’est une explication suffisante, qu’en penses-tu ?
— Joli … plaît … répéta le Petit. Mon lapin bleu ! dit-il tout à coup avec tendresse. Non, tu n’as pas expliqué. Remarque, ça arrive. Pourquoi seulement sur les joues ? Pourquoi n’y a-t-il pas sur le nez ?
— Sur le nez, ce n’est pas joli, prononça Wanderkhouzé, édifiant. De plus, ils rentreraient dans la bouche quand on mange …
— Juste, approuva le Petit. Mais s’il y en a sur les joues et qu’on marche à travers des buissons, on s’accroche avec. Moi, je m’accroche toujours avec mes cheveux, bien que les miens soient en haut.
— Hum, fit Wanderkhouzé. Vois-tu, je marche rarement à travers les buissons.
— N’y marche pas, conseilla le Petit. Tu auras mal. Grillon du foyer !
Wanderkhouzé ne trouva pas de réponse ; toutefois, il était visiblement content. Le feu émeraude brillait sur l’indicateur, le Petit avait apparemment oublié ses soucis, et notre brave commandant, qui aimait beaucoup les enfants, éprouvait indiscutablement un certain attendrissement. De surcroît, il était certainement flatté par le fait que ses favoris, qui n’avaient servi jusque-là qu’à être l’objet de bons mots plus ou moins plats, se mettent à jouer un rôle aussi notable dans la progression du contact. Mais alors vint mon tour. Le Petit me regarda soudain dans les yeux et lança :
— Et toi ?