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Subitement je me rappelai pourquoi j’étais venu ici ; je tirai un tiroir de ma table, trouvai le cristallophone avec l’enregistrement des marches de combat iroukanes et l’accrochai soigneusement au lobe de mon oreille droite. « Rideau sonore », me répétai-je pour la dernière fois. Je fourrai ma pelisse sous mon bras, réintégrai le caisson, fis deux ou trois aspirations et expirations profondes afin de me calmer définitivement, branchai le cristal et sortis.

À présent j’étais bien. Autour de moi et dans moi hurlaient des trompettes sauvages, cliquetait le bronze, tonnaient des tambours ; des légions Thélems couvertes de poussière orange traversaient d’un lourd pas guerrier l’antique cité Sétem ; des tours flambaient, des toits s’écroulaient, et des dragons-fracasseurs de murs sifflaient effroyablement, oppressant la raison de l’ennemi. Entouré et protégé par ces bruits datant d’il y a mille ans, je me faufilai à nouveau dans les entrailles de Tom et ce coup-ci menai la vérification générale jusqu’au bout sans embûches.

Jack et Rex étaient déjà en train de niveler le trou et les derniers litres d’argon emplissaient les tripes de Tom lorsque je vis au-dessus de la plage une petite tache noire qui grandissait à une allure vertigineuse. Le glider rentrait. Je regardai ma montre — dix-huit heures moins deux, heure locale. J’avais tenu le coup. Maintenant je pouvais débrancher les timbales et les tambours pour réfléchir encore une fois si je devais inquiéter Wanderkhouzé, inquiéter la base. Il ne serait pas si simple de me trouver un remplaçant, étant donné que c’est malgré tout un Événement Extraordinaire. Cela risquait de retarder le travail sur l’ensemble de la planète ; des commissions diverses accourraient, des vérifications de contrôle et des revérifications de contrôle commenceraient, l’activité s’arrêterait, Vadik deviendrait méchant comme une teigne … Je m’imaginai en plus comment me regarderait le docteur en xénopsychologie, membre de la Comcone, le mandataire spécial pour le projet « Arche » Guénnadi Komov, astre montant de la science, disciple préféré du Dr Mboga, nouveau compagnon d’armes de Gorbovski en personne … Non, cela devait être soigneusement pesé. Je contemplai le glider qui s’approchait et pensai : Il faut y réfléchir d’une façon extrêmement scrupuleuse. Premièrement, j’ai devant moi une soirée entière, deuxièmement j’ai le pressentiment que nous allons provisoirement mettre tout ça de côté. Finalement, mes turpitudes ne concernent que moi seul, tandis que ma démission touche l’ensemble des gens. D’autre part, le rideau sonore a admirablement bien marché. Donc, je crois que je vais plutôt mettre cette histoire de côté pour le moment.

Ces pensées s’évanouirent d’un coup ; à peine vis-je les visages de Maïka et de Wanderkhouzé. Komov, lui, restait égal à lui-même et, à son accoutumée, lorgnait alentour avec l’air d’un à qui tout appartient personnellement, depuis longtemps et qui en a passablement assez. Quant à Maïka, elle était pâle, littéralement à en être bleue, comme si elle se sentait mal. Komov sauta sur le sable et s’enquit brièvement pourquoi je n’avais pas répondu à leurs appels-radio (là son regard glissa sur le cristallophone sur mon oreille, il eut un sourire dédaigneux et, sans attendre ma réponse, monta à bord du vaisseau). Wanderkhouzé s’extirpa sans se presser du glider et s’approcha de moi, hochant tristement la tête sans raison apparente, ressemblant plus que jamais à un chameau âgé et souffrant. Maïka demeurait assise, immobile à sa place, renfrognée, le menton caché dans son col de fourrure ; ses yeux étaient bizarrement vitreux et ses taches de rousseur paraissaient noires.

— Que s’est-il passé ? demandai-je, apeuré.

Wanderkhouzé s’arrêta devant moi. Sa tête se renversa en arrière, sa mâchoire inférieure s’avança. Il me prit par l’épaule et me secoua légèrement. Mon cœur chavira, je ne savais pas quoi penser. Il me secoua encore l’épaule et dit :

— Une trouvaille très triste, Stas. Nous avons découvert un astronef écrasé.

Je déglutis convulsivement :

— Un des nôtres ?

— Oui.

Maïka sortit du glider, agita mollement la main à mon attention et se dirigea vers le vaisseau.

— Beaucoup de morts ? interrogeai-je.

— Deux personnes, répondit Wanderkhouzé.

— Qui sont-elles ? continuai-je péniblement.

— Pour l’instant nous l’ignorons. C’est un vieux vaisseau. L’accident s’est produit il y a plusieurs années.

Il prit mon bras et nous suivîmes Maïka. Je me sentis un peu mieux. Au début j’avais naturellement pensé que c’était quelqu’un de notre expédition. Mais de toute façon …

— Je n’ai jamais aimé cette planète, dis-je malgré moi.

Nous rentrâmes dans le caisson, nous débarrassâmes de nos pelisses et Wanderkhouzé se mit à nettoyer posément la sienne des bardanes et piquants qui s’y étaient accrochés. Je ne l’attendis pas et allai voir Maïka. Allongée sur sa couchette, ses jambes repliées, elle tournait le visage vers le mur. Cette pose me rappela immédiatement quelque chose et je m’ordonnai : allons, du calme, pas question de pleurnicher ni de t’attendrir sur son état. Je m’assis devant la table, la tapotai des doigts et m’enquis d’un ton tout ce qu’il y a de plus professionnel :

— Écoute, ce vaisseau, il est vraiment ancien ? Wander dit qu’il s’est écrasé il y a plusieurs années. C’est ça ?

— Oui, répliqua Maïka dans le mur après un silence.

Je louchai sur elle. Des griffes aiguisées de chat se baladaient sur mon âme, cependant je repris sur le même ton professionnel :

— Ça fait combien plusieurs années ? Dix ? Vingt ? Cette histoire ne tient pas debout. La planète a été découverte il y a seulement deux ans.

Maïka ne répondit pas. Je tapotai de nouveau la table et prononçai sur un ton légèrement plus bas, mais toujours professionnel :

— Évidemment, ce pouvait être des pionniers … Je ne sais quels chercheurs libres … Ils sont deux, si j’ai bien compris ?

Là elle bondit soudain sur sa couchette et s’assit, tournant son visage vers moi, les mains posées sur le couvre-lit.

— Deux ! cria-t-elle. Oui ! Deux ! Espèce de bûche sans cœur ! Abruti !

— Attends, fis-je, ahuri. Qu’est-ce qui te …

— Pourquoi es-tu venu ici ? continua-t-elle en murmurant presque. Va donc chez tes robots, discute donc avec eux du nombre d’années qui se sont écoulées, dis-leur que cette histoire ne tient pas debout, que c’est du n’importe quoi, demande-leur pourquoi ils étaient deux et pas trois ni sept …

— Attends, Maïka ! l’interrompis-je, désespéré. Ce n’est absolument pas ça que je voulais …

Elle cacha son visage derrière ses mains et bredouilla !

— Tous leurs os ont été brisés … mais ils vivaient encore … essayaient de faire quelque chose … Écoute, s’il te plaît, laisse-moi. Je vais venir bientôt. Bientôt.

Je me levai prudemment et sortis. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, lui chuchoter des mots tendres, consolateurs ; hélas, je ne savais pas consoler. Dans le couloir, un frisson se mit subitement à me secouer des pieds à la tête. Je m’arrêtai et attendis qu’il passât. Vraiment, quelle journée ! De plus, impossible d’en parler à quiconque. D’ailleurs, cela valait probablement mieux. J’ouvris les yeux et vis sur le seuil du poste de pilotage Wanderkhouzé qui me regardait.

— Comment va Maïka ? demanda-t-il à voix basse. Apparemment, mon visage lui répondit pour moi, car il hocha tristement la tête et disparut dans le poste de pilotage. Moi, je me traînai à la cuisine. Simplement par habitude. Chez nous c’était une coutume immédiatement après le retour du glider nous nous mettions tous à table. Mais aujourd’hui, vraisemblablement, les choses se passeraient autrement. De quel repas pouvait-il s’agir … Je m’emportai contre le chef-cuisinier parce qu’il me sembla qu’il avait enregistré le menu de travers. En réalité, il n’avait rien fait de tel, le déjeuner était prêt, un bon déjeuner, comme toujours. Seulement aujourd’hui rien ne devait être comme toujours. Il était fort possible que Maïka ne mangerait pas une miette, pourtant cela lui ferait du bien de manger. Alors je commandai à tout hasard pour elle au chef-cuisinier de la gelée de fruits à la crème fouettée — son unique plat préféré que je connusse. Je décidai de ne pas commander de supplément pour Komov. Quant à Wanderkhouzé, après réflexion, j’introduisis, à tout hasard aussi, dans le programme quelques verres de vin au cas d’une envie soudaine de remonter ses forces morales …