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— Des moizes, déclara Fléau. Je flaire leur présence.

— Il faut nous dépêcher ! intervint Forficule. Ils ne se déplacent jamais seuls !

— Mais on dirait un humain ! déclara Snibril. Je croyais que les régions non balayées n’étaient peuplées que de monstres et de bêtes fauves.

— Ou des hybrides des deux, compléta Fléau.

Les feux du lointain furent brièvement occultés, et une snargue feula.

Avant que le cri ne se soit éteint, Snibril était remonté en selle sur Roland et filait, talonné par les deux autres. En avant, des cris s’élevaient, et des formes noires passaient devant les lumières. Quand ils débouchèrent sur la clairière et le cercle brisé de chariots, Snibril sentit la cavale se ramasser pour sauter.

Il se cramponna de toutes ses forces tandis qu’ils frôlaient un toit de chariot, avant d’atterrir avec souplesse à l’intérieur du cercle. Dans la bataille qui faisait rage autour de lui, cette entrée passa pratiquement inaperçue.

En un endroit, des chariots renversés flambaient, et l’incendie avait arrêté les créatures. Mais certaines avaient franchi la barrière et rugissaient face à ceux qui les recevaient à coups d’épée.

Glurk gisait immobile sous la patte d’une snargue, la plus grosse qu’ait jamais vue Snibril. Les grands yeux de feu se déplacèrent et aperçurent Snibril. Il voulut s’enfuir, mais le cheval refusait de bouger. Le cavalier sur le dos de la snargue l’avait repéré, lui aussi. Il sourit d’horrible façon.

Snibril se laissa glisser à bas de sa monture et ramassa la lance de Glurk. Elle était pesante – Glurk affectionnait les armes que d’autres pouvaient à peine soulever, et encore moins lancer. Il la brandit prudemment, tenant la pointe orientée droit sur la snargue.

La bête et son cavalier pivotèrent pour le suivre dans son déplacement. Il voyait que l’énorme créature se préparait à bondir.

Mais Roland apparaissait également dans son champ de vision. Snibril avait décrit un demi-cercle et le cheval se trouvait maintenant dans le dos de la snargue et de son cavalier. La queue de Roland fouetta l’air.

Et il rua. Les deux sabots frappèrent simultanément.

Le cavalier vola par-dessus l’épaule de Snibril. Il était déjà mort. On ne pouvait pas avoir l’aspect qu’il avait et être encore en vie.

La snargue gronda de stupeur, décocha un regard malveillant à Snibril et bondit.

Il ne faut jamais courir après le gibier, avait toujours conseillé Forficule. Il suffit d’attendre, en observant bien et avec précaution.

Snibril ne réfléchit même pas. Il ancra la hampe de la lance dans le sol et tint bon. La snargue comprit en plein saut qu’elle avait commis une grave erreur, mais il était déjà trop tard : elle ne se précipitait pas sur une frêle créature, mais sur une pointe de lance… Ainsi se déroula la première bataille.

3

Quand Snibril revint à lui, la nuit touchait à son terme. Il reposait, couvert d’une fourrure, près d’un feu qui se mourait. Il avait chaud, il avait mal. Il se dépêcha de refermer les paupières.

— Tu es réveillé, constata Fléau (adossé à une futaille et son chapeau sur les yeux, comme d’habitude).

Roland était attaché à un poil voisin. Snibril se redressa sur son séant avant de bâiller.

— Que s’est-il passé ? Tout le monde va bien ?

— Oh, oui. Enfin, ça dépend de ce qu’on appelle bien. Vous êtes coriaces à tuer, vous autres Munrungues. Mais il y a eu beaucoup de blessés, et le plus mal en point est ton frère, j’en ai bien peur. Les moizes recourent à un poison dont ils enduisent leurs épées. Cela provoque un… un sommeil dont on ne s’éveille pas. Forficule est auprès de lui. Non, reste ici. Si quelqu’un est capable de le soigner, c’est bien Forficule. Ça ne servirait à rien que tu ailles lui traîner dans les jambes. D’ailleurs (se hâta-t-il d’ajouter en voyant l’expression qui passait dans le regard de Snibril), et toi-même ? On a dû t’extraire de sous cette bestiole.

Snibril murmura quelque chose et jeta un regard autour de lui. Le camp était aussi paisible que possible, ce qui signifiait que les premières lueurs de l’aube résonnaient du tohu-bohu et des cris des gens. C’étaient les bruits du quotidien, qui recelaient une nuance de défi.

L’attaque avait été repoussée. L’espace d’un moment, dans les premiers feux du jour qui filtraient entre les poils, les Munrungues se sentaient d’humeur à tenir tête au grand Découdre et à toutes ses snargues. Certains qui, comme Fléau, semblaient ne jamais avoir besoin de sommeil, étaient restés auprès de leurs feux, et on préparait le petit déjeuner avec un peu d’avance sur l’horaire.

Sans mot dire, Fléau ratissa les cendres pour en tirer une forme oblongue. Un chaud fumet s’en élevait.

— Un gigot de snargue, cuit dans son jus, annonça-t-il en fendant la croûte calcinée. J’ai plaisir à dire que c’est moi qui en ai tué la propriétaire.

— Il ne faut jamais être regardant sur la provenance des protéines, déclara Forficule en descendant du chariot des Orkson. Je veux bien un morceau sans gras.

Snibril lut la lassitude sur le visage du vieil homme. Sa trousse d’herbes reposait près de lui, presque vide. Forficule mangea un moment en silence, avant de s’essuyer la bouche.

— Il est fort comme un bœuf, dit-il pour répondre à leur question muette. Les dieux de toutes les créatures grandes et bonnes devaient être présents à sa naissance, même s’il n’y croit pas. Mais il restera faible tant que le poison n’aura pas totalement disparu. Il devrait rester couché encore au moins deux jours. Alors j’ai dit à Bertha qu’il lui en faudrait six. Comme ça, après-demain, il commencera à ne plus tenir en place et la houspillera jusqu’à ce qu’elle le laisse se lever. Et il se sentira beaucoup mieux de m’avoir filouté. Des idées positives, voilà ce qu’il lui faut.

Il considéra Snibril.

— Et toi ? Tu aurais pu t’en tirer beaucoup moins bien. Oh, je sais, ça ne sert à rien de le dire, ajouta-t-il en surprenant le sourire narquois de Fléau, mais j’aimerais bien que les gens qui chantent les hauts faits des héros pensent un peu à ceux qui doivent tout remettre en ordre derrière eux.

Il brandit sa trousse d’herbes.

— Et avec ça ! Quelques poussières variées, des plantes utiles. C’est tout. Ce n’est pas de la médecine. C’est juste une façon de distraire les gens pendant qu’ils sont souffrants. On a tant perdu.

— Tu l’as déjà dit, fit Snibril. Perdu quoi ?

— Des connaissances. Une véritable médecine. Des grimoires. La carpographie. Les gens se laissent aller à la paresse. Les empires aussi. Les connaissances se dissipent quand on ne les entretient pas. Regarde-moi ça.

Il jeta une sorte de ceinture, composée de sept carrés de couleurs différentes, réunis par des lanières.

— Ce sont des Vivants qui ont fabriqué ça. Vas-y, pose-moi la question.

— Je crois bien en avoir déjà entendu parler… les Vivants ? demanda Snibril, docile.

— Tu vois ? Une tribu d’antan. La tribu. Le premier peuple du Tapis. Ceux qui ont traversé le Carrelage pour s’emparer du feu. Ils ont extrait le bois de la Muraille. Ils ont appris à faire fondre le vernis du pieddechaise. On n’en voit plus guère de nos jours, mais il y en avait partout, qui trimbalaient leurs énormes chaudrons à vernis de tribu en tribu. C’est stupéfiant, tout ce qu’ils arrivaient à créer à partir du vernis… Enfin, bref, ils fabriquaient des ceintures comme celle-ci. Sept substances différentes, vous voyez. Du poil du Tapis, le Bronze du Pays de la Grand-Porte, du vernis, du bois, de la poussière, du sucre et du sable. Chaque Vivant devait en fabriquer une.