« Allons mes amis du calme, de la paix, nous touchons au bonheur. »
Mais la maison de Reveillon est envahie, saccagée par un millier de pillards, qui détruisent et volent, sous les regards d’une foule de cent mille personnes, qui gênent les mouvements des troupes, cavaliers du Royal-Cravate, gardes françaises, gardes suisses, accueillis par des volées de tuiles, de pavés.
Les incendiaires résistent, entraînent la foule dans leurs affrontements avec les troupes, qui chargent, ouvrent le feu. On relève plusieurs centaines de blessés, et l’on dénombre près de trois cents morts, certains témoins évoquent neuf cents victimes. Et les rapports du lieutenant général de police, vingt-cinq.
En cette fin du mois d’avril 1789, à la veille de l’ouverture des États généraux, Paris est ensanglanté. Et le dauphin va mourir.
12
Louis voudrait oublier ce sang répandu au faubourg Saint-Antoine, ces violences qui ne cessent pas dans les provinces, et, plus que tout, le corps et le visage de son fils où la mort déjà a enfoncé ses griffes.
Il le faudrait parce que ce samedi 2 mai 1789, au château de Versailles, les députés se présentent, individuellement, en une interminable file, au roi, debout entre ses deux frères.
Mais Louis ne peut rien oublier. Et même le souvenir de ce mois de mai 1774, il y a presque jour pour jour quinze années, quand on lui annonça la mort de Louis XV, et qu’il sentit ce poids écrasant du pouvoir qu’il lui fallait supporter, et la panique qui l’avait saisi, ce sentiment d’abattement et d’impuissance, lui reviennent, si présents, si forts, si douloureux.
Car on ne peut pas remonter le cours du temps. Ce qu’il a fait ou subi, ce qu’il aurait dû faire et qu’il n’a pas eu l’audace d’entreprendre ou de poursuivre, sont devenus les traces et les traits de son règne.
Et il doit faire face à ces cinq cent soixante-dix-huit députés du tiers état, vêtus de noir, dont il devine l’impatience, la colère et l’humiliation, car voilà « trois mortelles heures » qu’ils attendent, massés derrière des barrières.
Et avant eux, s’avancent dans leurs costumes chamarrés, portant grand chapeau, les députés de la noblesse, suivis par les évêques, les cardinaux, et seuls les curés en noir rompent ce long défilé d’or et de soie, de violet et de pourpre.
Le roi les regarde ces hommes noirs s’incliner devant lui, et il ne cille pas.
Il se contente de lancer un « Bonjour bonhomme » au « père » Gérard, un député du tiers qui a revêtu son costume de paysan breton.
Il regagne épuisé ses appartements, et retrouve ses frères, la reine, leur entourage, ces aristocrates qui, chaque jour désormais, l’invitent à la fermeté.
Ils lui disent qu’il faut, le lundi 4 mai, jour de la grande procession dans les rues de Versailles, de l’église Notre-Dame jusqu’à la cathédrale Saint-Louis, puis le mardi 5 mai, salle des Menus-Plaisirs lorsqu’il s’adressera, avant le garde des Sceaux Barentin et le ministre Necker, aux députés rassemblés, affirmer l’autorité du roi.
Il invitera ces roturiers du tiers à respecter les ordres privilégiés. Et la seule manière de ne pas laisser remettre en cause l’autorité monarchique, c’est de refuser une délibération commune des trois ordres, ce qui donnerait naissance à une Assemblée nationale et à une Constitution.
Et il faut aussi ne pas céder sur la question du vote par tête.
Louis écoute. Il partage ces vues. Mais comment les imposer ?
Il se contente d’approuver d’un hochement de tête puis, en compagnie de Marie-Antoinette, il se rend au chevet de son fils.
Et le lundi 4 mai, au milieu d’une foule de badauds qui a envahi les rues de Versailles et occupe toutes les fenêtres, Louis dans son grand costume du Saint-Esprit, et la reine parée de tous ses bijoux, les membres de la famille royale, les princes du sang, se dirigent vers la cathédrale Saint-Louis.
Les députés du tiers sont loin du roi. Ceux de la noblesse et du clergé l’entourent. Et c’est le même contraste des couleurs : le noir du vêtement austère des députés du tiers, le rouge, le violet, les ors et le panache blanc de ceux du clergé et de la noblesse.
Dans la cathédrale, nobles et clercs ont leurs bancs marqués, et les députés du tiers sont sur les bas-côtés.
L’évêque de Nancy La Fare présente au roi « les hommages du clergé, les respects de la noblesse, et les humbles supplications du tiers état ».
Humiliation ! Même si l’évêque dans son sermon condamne le luxe de la Cour, invite à renoncer aux privilèges, dénonce la misère des campagnes, et prêche la patience et la soumission.
Comment oublier que durant la traversée de la ville, le tiers état a été acclamé, le roi, applaudi, mais que le duc d’Orléans défilant au milieu des députés a été ovationné ?
Et lorsque passe la reine, on lui crie « Vive le duc d’Orléans ! », puis c’est le silence qui l’accompagne.
Louis après cette procession solennelle, entouré des siens, de Necker, prépare son discours du lendemain, le corrige, le prononce plusieurs fois jusque tard dans la nuit.
Il a eu le sentiment angoissant, lors de la procession, puis à la cathédrale, qu’il vivait, avec la famille royale, peut-être leur dernière manifestation de la splendeur du rituel de l’autorité monarchique.
Et il dépend de son discours, des conséquences qu’il aura, que ce qu’il craint ne se réalise.
Et tout en étant décidé à affronter son destin, il a peur qu’il ne soit déjà tracé, et qu’un discours ne puisse pas arrêter la roue qui tourne inexorablement.
Lorsqu’il entre à une heure de l’après-midi, dans la salle des Menus-Plaisirs, ce 5 mai, accompagné de la reine qui prendra place à sa droite, et des ministres qui s’installeront derrière lui, il sait que les députés sont là depuis huit heures du matin, pour répondre à l’appel de leur nom.
Les députés du clergé et de la noblesse sont assis sur les côtés droit et gauche de l’immense salle, ceux du tiers forment une masse vive, au fond face au roi. Son trône, placé sur une estrade, est surmonté d’un dais violet aux fleurs de lys d’or.
Louis commence à lire d’une voix ferme, presque rude.
Il veut affirmer son pouvoir souverain, fixer des bornes à ce mouvement qui l’a emporté jusqu’ici, à ces députés qui en sont l’expression.
« Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovations, dit-il, se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés… Les esprits sont dans l’agitation mais une assemblée de représentants de la nation n’écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. »
Le discours du garde des Sceaux est à peine écouté, et celui de Necker tant attendu déçoit. Le ministre si populaire parle longtemps, sa voix s’épuise. Il fait lire la conclusion de son discours.
On applaudit, certes, on crie « Vive le roi ! », et on acclame même la reine.
Dans l’entourage du roi, on se rassure : même Necker a paru admettre l’existence des trois ordres, et ni le roi ni ses ministres n’ont fait allusion à une Assemblée unique, à une Constitution, ni naturellement au vote par tête.
Louis se tait, mais il a la certitude que rien n’est joué.
Il lui suffit de lire ce nouveau journal, dont les crieurs lancent le titre dans les rues, le Journal des États généraux, publié par Mirabeau, pour savoir que le tiers état ne renoncera pas à obtenir le vote par tête, et la délibération en Assemblée unique et non par ordre.